Une inspiration pour Camille Saint Saëns : ses séjours à Alger. Partie 3

PARTIE 3

 

Les cinquième, sixième et septième séjours (février-mai 1889/91/92).

Lors de son cinquième séjour, très affecté par la mort de sa maman, après celle de ses jeunes fils, il va se réfugier dans la station thermale d’HammamRigah, avec des eaux bouillonnantes connues des Romains et un grand hôtel, où a séjourné Maupassant ; on trouve encore au musée de Dieppe des traces de ce séjour.

Au début de 1891, il est au Caire où il écrit une fantaisie pour piano sur des motifs orientaux, Africa. Rentrant par l’Italie, atteint d’une violente crise de foie, il se réfugie à Alger, retournant fidèlement à la Pointe Pescade, dans cette banlieue ouest balnéaire ; cette fois à la villa Xuereb, donnant sur la plage Franco ; l’emplacement de cette villa deviendra plus tard l’Eglise paroissiale Saint Christophe et après l’indépendance une mosquée.

Jules Verne fit aussi à cette époque 2 séjours à Alger ; cela lui inspira Mathias Sandorf, une histoire où 2 acrobates se nomment Pointe Pescade et Cap Matifou, une autre pointe à l’Est d’Alger. Au passage, Saint Saëns jugera dans ses souvenirs que Tunis est aussi ennuyeuse qu’Alger est amusante ; cette fois ci, après trois mois de repos, il est rétabli. Il retourne en Métropole de juin à octobre.

Il reviendra en novembre et transforme entièrement, au calme, ses mélodies persanes pour en faire la nuit persane ; D’après le site de Alger–roi :

« là lui parviennent, frappant contraste avec le calme de sa retraite Algérienne, les rumeurs que son œuvre provoque en Europe, les succès de Samson, partout sauf à Paris, les déboires d’Ascanio, les intrigues de coulisses à l’opéra ou les absents ont toujours tort. Là, enfin, il proclame très haut que si Samson n’est pas joué à Paris dans l’année même, lui, l’auteur se fixe définitivement à Alger et ne remettra plus les pieds en métropole. Pour se distraire, il écrit, en prose non en musique, une petite comédie la crampe des écrivains qu’il destine à ses amis algérois et dont la première aura lieu le 1er mars 1892 au théâtre municipal d’Alger. »Fin de citation

Un siècle et demi plus tard, en 2021 Rudy Ricciotti, célèbre architecte né à Alger, écrit toujours la même chose : "Paris est un bal de courtisans,…un concentré de malveillance, une fabrique à infactus." Comme quoi, certains  ressentis n’évoluent pas

Quand à Saint Saëns , il commence à écrire aussi son 8° opéra Phrynée ; il dit qu’une des sources de son inspiration est le Jardin d’essai, grand parc botanique conquis sur les marécages, implanté au bord de la mer, à la limite de Mustapha et d’Hussein Dey, commune du nom du dernier dey ; c’est le directeur du Jardin de cette époque, qui a introduit dans le pays l’eucalyptus d’Australie.

Vue actuelle du Jardin d'Essai, prise depuis le Musée des Beaux-Arts, construit au dessus à la même époque. (La station de métro devant le Jardin, elle, est plus XXIe siècle!)

 

Mais surtout Saint Saëns  va monter au théâtre municipal Samson et Dalila ; il assure lui-même les répétitions dans des décors superbes. Les représentations des 8 et 9 février 1892 sont un grand succès local (il faudra attendre le 23 novembre pour voir Samson à l’opéra de Paris en présence du Président Carnot !). Le 5 avril , il est élu par acclamation Président d’honneur de la Société des Beaux-Arts d’Alger, qu’il fréquentait ; le 8 avril un banquet est offert, à cette occasion en son honneur au siège , rue du marché d’Isly , qui deviendra rue des généraux Morris ; la rue traversait la place d’Isly, ou trônait la statue du Maréchal Bugeaud et qui deviendra place du même nom; perpendiculairement, passait la rue d’Isly, anciennement chemin de l’aqueduc. Toutes les grandes divas ont chanté l’ air « mon cœur s’ouvre à ta voix » de Samson et Dalila même La Callas.

Pour écouter l’interprétation de Jessye Norman : Jessye Norman Samson and DelilahImproved Sound - YouTube
 

C’est probablement dès cette époque que Saint Saëns rencontre le jeune Edmond Nathan Yafil, compositeur juif algérois, aussi chanteur et joueur de mandoline, créateur de la première société musicale d’Alger, premier Algérois qui adhèrera à la SACEM (société des auteurs compositeurs) ; son style sera arabo andalou mais plus classique, le style Sanâa ; 25 ans plus tard, il lui fera connaitre un autre citadin de la Casbah, issu d’une riche famille algéro-turque, Mahiéddine Bachtarzi, ténor qui deviendra célèbre, 2° Algérois inscrit à la SACEM, surnommé en France le Caruso du désert, qu’on entendra sur place plus tard notamment dans l’opéra de Rabaud Mârouf, savetier du Caire.

Ce dernier tira le théâtre arabe local des grosses farces médiévales, et avec l’aide de Victor Audisio, directeur de l’opéra, y créa des spectacles de qualité en langue arabe ; il essaya, non sans mal, de développer ses spectacles à l’extérieur d’Alger. Sa fiche wikipédia le voit « se réapproprier un patrimoine dévasté par plus de cent ans de calamité coloniale ». S’il pouvait lire, le pauvre Victor Audisio se retournerait dans sa tombe. Critique d’autant plus injuste, qu’en 1947, le nouveau directeur de l’opéra, Pierre Portelli, ancien pâtissier mélomane de la rue Bab Azoun, n’hésita pas à monter Khaled, Samson algérien, une œuvre caustique, où Mahiédine Bachtarzi eu le 1° rôle, sans censure aucune.. L’Opéra est devenu aujourd’hui Théâtre National Algérien et porte son nom ; et les vieux habitants non motorisés se lamentent car s’ils veulent écouter des œuvres lyriques, il faut aujourd’hui aller a OuledFayed, près de Chéragas, à 20km, siège du nouvel Opéra, offert par la Chine.

Mais revenons à ce printemps 92 ; fatigué par toutes ses activités,Saint Saëns partira se détendre à Hammam Rigah.

La rubrique spectacle des journaux locaux dans les années 20. Mahieddine est bien présent!

Huitième séjour (décembre 92-avril 93), neuvième (avril 94) et dixième ( 98)

Il apprend le décès de son grand ami Guiraud qui laisse inachevée la partition Brunehilda ; Saint Saëns l’achèvera ici et la publiera sous leurs 2 noms avec le titre Frénégonde. Il finit aussi d’écrire Phrynée qui est représentée à Paris le 24 mai.

Dans ce séjour très actif, il se lasse de la Pointe Pescade, qui à l’indépendance prendra le nom de Rais Hamidou, un corsaire local qui au début du 19 ème siècle faisait beaucoup de captifs. Mais en 93, Saint Saëns a voulu aussi voir l’Algérie, si différente de la Ville d’Alger ; il est allé à Bougie, Bône, Blida ; puis las de « l’exotisme », il a voulu plonger dans la modernité et s’est réfugié à Mustapha, dans la Ville moderne, au 81 rue Michelet, à hauteur de ce qui sera la rue Horace Vernet.

En avril 1894, il reviendra à Alger juste écrire le Caprice arabe pour 2 pianos ; on y retrouve dans le final l’air national tunisien ; de même, en décembre 1898, après avoir écrit son concerto Egyptien au Caire, il viendra se reposer à Hammam Rigah,

Pour écouter le concerto égyptien :  https://www.youtube.com/watch?v=Yki1z2NfO-o .

Il évitera la triste et violente campagne antisémite d’Algeroù, après une intense propagande, l’anti Dreyfusard parisienDrumond fut élu député, une seule fois certes, mais une fois de trop.

Onzième séjour (janvier-mars 1901)et douzième (décembre 1904-avril 1905)

Là, il va à Bône écrire le 2° acte des Barbares, qui raconte la mort de Saint Augustin devenu évêque d’Hippone en 430 et l’attaque de cette ville par les Vandales, 20 ans avant que Rome ne tombe entre leurs mains. Son requiem sera joué en la basilique d’Hippone en sa présence, en mars. Debussy, sans doute jaloux écrit de lui « N’y a t-il donc personne qui ait assez aimé Saint Saëns pour lui dire qu’il avait assez fait de musique et qu’il ferait mieux de parfaire sa tardive vocation d’explorateur ». Nonobstant ces remarques, la Ville d’Alger rebaptisa l’avenue de l’oriental qui liait la rue Michelet et le Bd Saint Saëns, avenue Claude Debussy ! En plus, elle ne fut débaptisée que bien des années après le Bd Saint Saëns ; Dès lors le cinéma Debussy dans l’avenue, n’avait plus de raison de porter ce nom. Mais lui dut attendre le XXIème siècle pour prendre le nom d’un grand Mathématicien et poète perse du Moyen Age, El Khyam. Un palmier Phoenix se dresse toujours fièrement à l’intersection de l’avenue et du boulevard.

Le palmier Phoenix, impassible a résisté aux changements de noms, à l'angle des ex avenue Debussy et boulevard Saint Saëns.

En 1904, nouveau séjour de Saint Saëns ; il va directement à Bône ou on va jouer au théâtre Samson et Dalila, Henri VIII, Phrynée. A Alger, il a trop froid, il a juste le temps d’aller admirer la médersa, nouvelle école supérieure musulmane prévue pour former des cadres administratifset ou enseigne Mohamed Bencheneb , traducteur de l’œuvre du philosophe persan de l’an 1000, Ghazali, notions de pédagogie musulmane, ouvrage qui l’intéresse ; la rue s’appellera rue Bencheneb. Cette année-là, Saint Saëns n’a fait que passer,il part à Biskra et repartira par Alger en avril.

Il reviendra 5 ans plus tard mais il a eu le temps d’adhérer au Comité du Viel Alger. La stabilité politique qu’a amenée la France dans cette Ville, après les périodes agitées des deys ottomans, a entrainé une intense activité économique et sociale. Le peintre Delacroix a traduit ce changement d’ambiance dans 2 tableaux célèbres qui sont au Louvre, le massacre de Scio, en 1822 ou les turcs massacrèrent 25000 Grecs, annonçant les méthodes du futur génocide arménien, et 10 ans plus tard un tableau paisible Femmes d’Alger dans leur appartement.

 

                                                                            

1822 : massacre de Scio par les Ottomans: 25 000 grecs tués, 45 000 esclaves.                                              1832: Alger libéré des Ottomans. Représentation des femmes dans leur appartement.

 

 

À cette époque Mustapha a doublé sa population, comme Alger depuis les années 1870 ; elle compte 37000 habitants dont 3000 musulmans et 6000 étrangers aux 2/3 espagnols contre 100000 habitants à Alger dont 25000 musulmans et 20000 étrangers avec toujours 2/3 d’espagnols. Alger (avec Mustapha qui lui sera rattaché en 1904) doit faire face à un afflux de gens de l’intérieur, de métropole, d’Espagnols, d’Italiens, etc. (certains, de nos jours, sont négationnistes par rapport à la richesse de cette diversité !).

Cela pose des problèmes d’urbanisme ; le pittoresque des demeures d’autrefois et le patrimoine sont de plus en plus menacés, surtout dans la Casbah et autour.

Le comité du Viel Alger est l’équivalent d’un CIQ actuel (Comité d’intérêt de quartier) attaché à un quartier historique. Saint Saëns écrira dans ses Souvenirs en 1911 « Alger a bien changé…on a détruit des palais arabes ; et d’affreuses bastides ont surgi partout. Maintenant, une heureuse réaction s’opère : de belles constructions s’élèvent ». La Grande Poste achevée en 1910 au bout de la rue d’Isly, à l’ex porte d’Isly, sera un très bel exemple de ce changement avec un style néo-mauresque et déjà une touche de l’art déco qui arrive. Furent adhérents au Comité du Viel Alger et amis de Saint Saëns le gouverneur Jonnart, le peintre Dinet, Charles de Galland le futur maire, bon violoniste, créateur du magnifique  parc du musée des Antiquités, qui ensuite portera son nom,  aujourd’hui Parc de la Liberté.

 

Dans ce séjour, Saint Saëns a aussi eu le temps de composer son Caprice Andalou.

Le 10/09/2012 l’orchestre symphonique Divertimento, dirigée par la grande Cheffe parisienne Zahia Zouani a donné un célèbre concert d’ouverture à la Cité de la musique à Paris où Saint Saëns fût à l’honneur avec sa Suite Algérienne, la Bacchanale de Samson et le Caprice Andalou, et avec des solistes de l’orchestre Symphonique National d’Algérie qu’elle dirige aussi en invitée ; ce programme fut répété l’année suivante à la Cathédrale du Sacré Cœur à Alger.

Et pour écouter la Suite Algérienne dans le concert de la Cité de la Musique : https://www.youtube.com/watch?v=Bp1_tKDV4Pw.  

Aujourd’hui des musiciens comme Zahia Zouani ,ou Renaud Capuçon pour le festival de Pâques à Aix font la promotion de la musique auprès des jeunes ; au début du XXème siècle , cette idée était loin de la pensée des compositeurs comme Saint Saëns ; il est vrai qu’un quart de siècle après les décrets de Jules Ferry, la simple instruction gratuite et obligatoire avait toujours du mal à se généraliser même dans la France profonde et la lutte contre l’analphabétisme passait avant la sensibilisation à la musique. Mais bien avant l’indépendance,non sans mal, malgré l’afflux démographique, tous les enfants d’Alger étaient scolarisés.

Des paroles de la chanson Déracinée de Liane Foly, conçue en 1962 en Algérie, et née après l’exode en métropole, semblent traduire ce que ressent Saint Saëns :

Une petite voix étrange

Venue d’ailleurs, cadeau des anges

Me parle d’Alger

LIANE FOLY - extrait TV "Vivement dimanche spécial Liane Foly" (2006) - 9/9 - Bing video

 

(Synthèse dans le prochain Mémoire Vive)

Jean Pierre Marciano

POUR RETROUVER LA PARTIE 1, CLIQUEZ ICI : http://www.cdha.fr/une-inspiration-pour-camille-saint-saens-ses-sejours-alger-partie-2