L'édito de l'Echo de l'Oranie : la piraterie barbaresque

Cette semaine nous vous présentons l'édito du dernier L'Écho de l'Oranie (n° 389 juillet-août 2020) écrit par Jean-Claude Simon.

Edito : la piraterie barbaresque

Doyen de la faculté des lettres de Dijon, Paul Gaffarel a été l'un des premiers auteurs à donner de la conquête et la colonisation de l'Algérie par la France un récit qui doit être distingué, par sa qualité et son objectivité, de ceux qui ont été produits bien après lui par d'autres historiens de la colonisation le plus souvent animés d'un parti pris anticolonialiste, Raoul Girardet excepté. Publiée en 1883, à la Librairie Firmin Didot, "l'Algérie" son œuvre magistrale illustrée, qui n'a pas été rééditée depuis, méritait que nous en donnions la synthèse qui suit sur l'histoire de l'Algérie avant la conquête de 1830.

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Aussi loin que l'on remonte dans sa connaissance historique, la contrée qui s'étend de la Méditerranée au Sahara et de l'Egypte à l'Atlantique était habitée par les indigènes appelés Berbères, avant d'être conquise par différents envahisseurs.

Au onzième siècle avant notre ère approximativement, Phéniciens et Carthaginois envahirent les premiers cette contrée. Conquérants, ils se sont aisément mêlés aux Berbères que ceux-ci soient les sédentaires du littoral et des vallées descendant des montagnes, ou bien les nomades campeurs des hauts plateaux ou du désert. Pour répondre aux besoins de leur commerce, ils fondèrent et développèrent la plupart des grandes villes portuaires comme Alger, Collo et Bône.

Après l'anéantissement de Carthage, en 146 avant J-C, les Romains ont entrepris à leur tour une domination qui, jusqu'en 429 après J-C, fut moins longue mais plus rude que les précédentes. Ayant encore à affronter des Carthaginois, mais aussi la résistance des Numides commandés par Jugurtha, ils ont neutralisé les chefs indigènes en favorisant les uns par rapport aux autres au gré de leurs volontés. Du littoral au Tell et de l'Atlas au Sahara, ils ont équipé le pays en l'enserrant dans une administration active.

En 429, les Vandales, conduits par Genséric, s'emparèrent de toute l'Afrique du nord et fondèrent un empire redouté qui subsistera jusqu'en 545. Dans leur haine aveugle de Rome, et leur zèle de néophytes ariens, ils saccagèrent ce qui représentait à la fois pour eux l'autorité impériale romaine et l'orthodoxie catholique ; la tyrannie vandale fut un épisode sanglant qui a laissé le souvenir d'un grand désastre.

Justinien Ier, l'empereur de Constantinople, y substitua la domination gréco­byzantine. Les nouveaux maîtres du pays eurent à affronter un autre ennemi : les nomades venus des montagnes et du désert qui s'emparèrent des riches domaines mis en valeur par les colons Romains et sur lesquels ils abandonnèrent leurs troupeaux ruinant ainsi les campagnes fertiles qui avaient jusque-là assuré sa subsistance à l'Italie. L'empereur, comme ses chefs militaires et ses successeurs, ne parvinrent pas à juguler leur soif de possession des terres perdues par les Grecs, dont s'emparèrent les Arabes sectateurs de Mahomet, nouveaux conquérants du pays, au cours du 7eme siècle. Oukba-ben-Nafy, un grand guerrier, défia les Grecs repliés entre le littoral et les premières pentes montagneuses, puis prit possession successivement de la Numidie et de l'Atlas, d'autant plus aisément que les indigènes, délivrés des exactions byzantines, ont accepté volontiers la présence des arabes.

Au 13ème siècle, chassés d'Espagne par les rois catholiques, les Maures s'établirent dans les principales villes du littoral : Oran, Cherchell, Alger, Bougie. Répondant à leur hostilité, les Espagnols se décidèrent plus tard à conquérir et occuper au début du 16ème siècle les villes de Melilla, Mers-el-Kébir et Oran.

C'est à cette époque que Barberousse et son frère, musulmans animés de haine contre les chrétiens, levèrent une armée de pirates embarqués sur une flotte puissante qui s'empara d'Alger, après avoir pris Didjelli et Cherchell.

Barberousse offrit sa conquête au sultan de Turquie, Selim[1]*, pour pouvoir s'appuyer sur l'empire ottoman, alors à l'apogée de sa puissance, dans les luttes menées par l'Odjeac, organisation militaire et religieuse dont il fut le maître et qui domina les Etats barbaresques pendant trois siècles de 1492 à 1830.

Avant la conquête française, l'histoire des relations entre la France et l'Algérie fût surtout marquée par l'état de rapine sévissant en Méditerranée : les pirates barbaresques, qui se prétendaient fièrement « les rois de la mer », considéraient comme leur proie les navires battants pavillon français notamment, qu'ils abordaient pour capturer leurs équipages et les enfermer dans leurs bagnes ; en agissant de la sorte, ils faisaient fi des traités passés avec les représentants de la France.

 

C'est ainsi qu'en 1605 Saint Vincent de Paul, embarqué sur un bateau allant de Marseille à Narbonne, devint leur captif avec les autres passagers, qu'ils ne libérèrent que contre une forte rançon.

Au 17ème siècle plusieurs négociations furent entreprises sans résultat. Reprises à l'instigation du cardinal de Richelieu, elles aboutirent le 19 septembre 1628 à la signature d'un traité prévoyant que les navires français pouvaient naviguer librement le long des côtes d'Afrique dépendant de la régence turque, sans être jamais inquiétés par les corsaires barbaresques. En contrepartie, la France s'engageait à libérer et à restituer les algériens condamnés à ramer sur ses galères et à payer 26.000 doubles[2] pour la milice barbaresque ainsi que le trésor de la Kasbah d'Alger.

Mais ce traité ne fut pas exécuté car les prétendus rois de la mer, qui ne voulaient reconnaître ni amis, ni ennemis, et ne limitaient pas leurs méfaits à la Méditerranée, commençaient à passer le Détroit de Gibraltar pour aller chercher des proies dans l'Océan atlantique.

Ainsi, de 1618 à 1634, ces pirates prirent de force 80 navires français, dont 52 appartenant aux ports de l'Océan, avec à leurs bords 1.331 matelots qui furent livrés aux bagnes d'Alger dans lesquels 2.000 captifs étaient déjà enfermés.

Ils allèrent même jusqu'à accomplir en Provence leurs actes de piraterie encouragés, il est vrai, par l'odieux trafic de chrétiens résidant à Alger qui leur achetaient à vil prix les marchandises volées.

Le 7 juillet 1640, deux siècles avant la conquête française, un nouveau traité intervint, en vertu duquel devait être restauré le Bastion de France qui existait à Alger, d'où les 317 français qui l'occupaient avant sa seconde destruction avaient été extraits pour être placés en servitude. Comme le précédent ce traité ne fut jamais exécuté, malgré ses clauses onéreuses pour la France, car les actes de piraterie continuèrent : les pêcheries de corail créent de longue date par des marseillais furent saccagées et leurs exploitants maltraités. Comme par le passé, les bagnes restaient remplis d'esclaves français dont les gémissements insupportables pour les Pères de la Trinité poussèrent ces derniers à organiser des quêtes pour les libérer. Enhardis par l'impunité, les Algériens s'habituèrent à ne plus voir dans les Français des alliés mais une sorte de marchandise humaine facile à enlever et dont ils étaient assurés de se défaire aisément.

A cet égard, l'Histoire de la Barbarie publiée en 1649 par le père Pierre Dan retrace avec clarté les humiliations et outrages subis à l'époque par nos concitoyens.

Cette situation, très préjudiciable à nos intérêts, s'est prolongée jusqu'au règne de Louis XIV. Le Roi Soleil souhaitant fonder un établissement en Afrique du nord et faire accepter par les Maures l'occupation française, envoya une escadre commandée par le duc de Beaufort qui pris Gigeri à l'est d'Alger, le 23 juillet 1662, et tenta en vain d'en faire un poste fortifié. Par la suite, le même duc parcourant la Méditerranée en 1665 s'empara de vaisseaux ennemis à la Goulette, puis à Cherchell ; ses victoires navales déterminèrent le sultan Ali, chef de l'Odjeac, à conclure à son tour un traité de paix qu'il fit observer avec rigueur cette fois, ce qui lui valut d'être assassiné par ses successeurs, tous ennemis déclarés de la France.

L'amiral Duquesne succéda à Beaufort à la tête d'une expédition composée de nombreux vaisseaux de guerre qui mit le siège devant Alger, en août 1682, sans obtenir de Baba-Hassan, le dey d'Alger hostile à la France, la libération des esclaves chrétiens, et ce, malgré le feu nourri des canons des cinq galiotes à bombes qui provoquèrent des dégâts importants dans le port et la ville.

 

 

Quelques semaines après le retour de l'amiral à Toulon, provoqué par une redoutable tempête d'équinoxe, les Algériens avaient repris la mer et leurs incursions. Louis XIV s'en irrita à juste titre et chargea à nouveau Duquesne de mener, face à eux, une seconde escadre qui remit le siège devant Alger, le 28 juin 1683, pour achever cette fois l'oeuvre de destruction n'ayant pas abouti l'année précédente. Impressionné par la puissance de feu des navires français, Mozzemorte, chef de la flotte adverse, promit à son homologue français, qui exigeait la libération des otages sans préalable, de faire, en étant libre, plus que le dey lui-même. Trop confiant, l'amiral français lui rendit sa liberté. Mozzemorte, une fois libéré, fit carrément assassiner le dey dont il prit la place. Il fit aussi dresser le drapeau rouge de l'Odjeac sur tous les forts d'Alger et menaça même, de façon odieuse, d'utiliser les chrétiens comme projectiles en les attachant à la bouche des canons. Duquesne prit à tort cette menace pour une fanfaronnade et ordonna aux galiotes de reprendre leurs tirs : une centaine de maisons furent détruites et trois bateaux corsaires coulés dans le port. Les Algériens qui comptaient plusieurs centaines de morts prennent alors d'assaut en représailles notre consulat, le pillent et s'emparent des chrétiens qui s'y trouvaient pour les faire périr en les attachant à la bouche de canons.

Manquant de munitions et ayant sollicité du dey d'engager des négociations, Duquesne essuya un refus de sa part qui le contraignit à rentrer à Toulon le 25 octobre 1683.

L'année suivante, à son tour, l'amiral de Tourville se présenta devant Alger à la tête d'une puissante escadre en annonçant qu'il allait recommencer à la bombarder si la proposition du roi de France de reprendre son ancienne prépondérance n'était pas acceptée. Les négociations, que cette annonce impliquait, ne trainèrent pas et le 25 avril 1684 un nouveau traité était signé prévoyant en substance que leurs relations internationales se feraient librement et sans obstacle, que tous les esclaves français seraient rendus et que les navires français et algériens s'entraideraient mutuellement. Ainsi la France reprenait un rôle prépondérant face à l'irritation des Anglais, des Hollandais et même des Espagnols qui avaient intrigué pour entraver ces négociations.

Cette fois encore, le traité fut ignoré et la paix sacrifiée à de nouvelles expéditions de pirates qui firent subir des pertes préjudiciables à notre marine marchande au point qu'en 1686 une chasse à outrance des navires algériens fut ordonnée par Colbert, alors secrétaire d'Etat à la marine. Le dey riposta en jetant au bagne le consul français Piolle et en renforçant les fortifications de la kasbah et d'autres points.

 

 

Derechef, le 29 juin 1688, la flotte française commandée par d'Estrées apparaissait en rade d'Alger prête à renouveler ses bombardements et à user de représailles si les Algériens utilisaient encore des chrétiens en guise de boulets ; ce qui pourtant se produisit. L'amiral riposta en ordonnant le massacre de dix-sept prisonniers turcs dont les cadavres furent exposés sur un radeau, mais devant l'échec de sa tentative il ramena l'escadre à Toulon. Malgré tout, à l'initiative de Mezzomorte les négociations reprirent et Louis XIV admit, le 26 juillet 1690, une nouvelle démarche présentée par l'ambassadeur d'Algérie pour que la France trouve enfin avec l'Algérie une paix définitive et non un armistice. Les pirateries continuèrent cependant au dix-huitième siècle, moins violentes mais tout aussi persistantes, jusqu'à ce qu'un nouveau traité fût signé plus tard, le 16 janvier 1764, qui reprenait toutes les dispositions antérieurement formulées et si souvent ignorées. Les pirates algériens restaient honnis des peuples de la Méditerranée car des milliers de prisonniers continuaient à vivre et souffrir dans les bagnes sous le regard de leurs consuls ou de religieux impuissants à soulager leur sort inhumain.

 

 

La révolution de 1789 ne fut suivie d'aucun changement appréciable dans les relations entre la France et l'Algérie et les traités de paix et d'amitié furent reconduits en 1791 et en 1793.

Lors de l'expédition d'Egypte de 1798, les alertes répétées du sultan Achmet, au nom de prétendues menaces pesant sur l'Islam, jetèrent sur nos vaisseaux les corsaires algériens qui portèrent une atteinte grave à notre commerce en Méditerranée.

En 1803, Bonaparte, alors Premier Consul, adressa au dey de l'époque une lettre com­minatoire à la suite de nouveaux actes de piraterie en lui enjoignant de se méfier de ses ministres qui se comportaient en ennemis de la France, de faire respecter partout le pavillon français comme celui de la république italiennenote[3]* et de donner réparation des outrages qu'il avait subis car, selon ses termes : «... Dieu a décidé que tous ceux qui seraient injustes envers moi seraient punis ».

Devant le héros des Pyramides et vainqueur de la seconde bataille d'Aboukir de 1799, le sultan fit amende honorable l'assurant « d'une amitié solide et ancienne que ceux qui chercheraient à la brouiller n'y réussiraient pas ».

 

Tant que les navires français battaient pavillon haut et que Napoléon ter fut en mesure de traduire ses paroles par des actes, les algériens restèrent respectueux des dispositions réitérées du traité d'amitié. Mais en 1807, après la lourde défaite de Trafalgar, lorsque le pavillon anglais remplaça le nôtre dans tous les ports de la Méditerranée, les Algériens vendirent à l'Angleterre les concessions africaines de la France et rompirent, encore une fois, leurs engagements en reprenant la piraterie et en remplissant de nouveaux leurs bagnes d'esclaves français.  

En 1818, Hussein succéda au dey Ali-Kodja pour une douzaine d'années avec l'ambition d'être aussi influent en Orient que le sultan de Constantinople. Il fit valoir des prétentions abusives au renouvellement de la concession d'un territoire dont la France disposait près de Bône*comme à celui de notre droit de pêche pourtant accordé à toutes les nations, nous imposant de choisir entre la cession de nos privilèges ou le versement d'une redevance annuelle de 200.000 francs.

Outre la prise et la confiscation de deux navires romains par des corsaires placés sous sa coupe et auxquels il autorisa la vente pour en partager avec eux le produit, en violation du protectorat français accordé à leur pavillon, Hussein prit prétexte d'une créance de l'Algérie sur la France, dont la liquidation était devenue conflictuelle, pour outrager le consul Deval, notre représentant auprès de la régence turque d'Alger, en le souffletant sur la joue d'un coup d'éventail au motif que le roi Charles X l'avait traité avec mépris en laissant sans réponse son appel à la justice française pour vider le litige. Ayant dû cesser tout rapport avec le dey, Deval quitta Alger le 11 juin 1827. Peu de jours après son départ, le bey de Constantine, vassal du dey, fit irruption dans nos concessions, ruina nos établissements et détruisit le port de la Calle. De son coté, Hussein publiait une déclaration de guerre contre la France laquelle, pour laverl'injure ne pouvait plus que recourir à la force des armes.

En 1828, Charles X, décidé à faire payer ce nouvel affront, soumit Alger à un blocus rigoureux de la flotte, tout en entamant avec Hussein de vaines négociations. Sans effet déterminant, le blocus fut poursuivi en 1829 avec l'accord de la Chambre des députés et complété par l'envoi de deux vaisseaux, l'Alerte et la Provence, qui mouillèrent dans la baie d'Alger pour parlementer ; par la suite, alors que ces vaisseaux quittaient leur mouillage pour regagner le large, la Provence fut pris sous le feu nourri et mortel des batteries installées en ville et sur le môle. Le gouvernement dénonça cette nouvelle violation du droit ; la presse unanime et l'opinion publique française, alertée par elle, réclamèrent alors une éclatante vengeance. Le 7 février 1830 fut finalement décidée, l'expédition punitive destinée à purger la mer des pirates barbaresques, à laquelle Charles X était résolu.

Tel est le récit édifiant d'une longue histoire dont toute la vérité est rarement prise en compte pour justifier la conquête de l'Algérie par la France et pour regarder son oeuvre coloniale sans a priori, encore moins la dénaturer au point de la qualifier de crime contre l'humanité !

Jean-Claude SIMON

 


[1] Sélim : sultan de Turquie (1512-1520) chef de tous les musulmans, avec le titre de calife

[2] double denier tournois : monnaie émise par les rois de France à partir de la fm du 13èsiècle

[3] désignée sous le nom de Concessions d'Afrique

Iconographie :

Paul GAFFAREL, L’Algérie,  F DIDOT, 1883, 708 p.

ESQUER, Gabriel, Histoire de l'Algérie en images ou iconographie historique de l'Algérie depuis le XVIe siècle jusqu'à 1871, 1929

MUCEM, Made in Algéria Généalogie in Algéria, 2016, 240 p.

WILLEMIN, Véronique, Images d’’archives d’Algérie, EDL,  09/2005, 192 p.