La catastrophe d’Aïn Sefra et la mort d’Isabelle Eberhardt

Une inondation catastrophique

Le 21 octobre 1904, un orage épouvantable déverse des trombes d’eau sur la petite ville d’Aïn Sefra, chef-lieu d’un des Territoires du Sud algérien, récemment créés (1er janvier1903), et en même temps de la subdivision du même nom.

Le centre du village est ravagé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire par une crue subite des oueds Sefra, Bridj et Moïlah, qui viennent confluer en amont à peu de distance de là. L'inondation se produit si soudainement que les habitants ne peuvent la prévoir et que, la plupart d'entre eux n'ont pas le temps de prendre la fuite.

On déplore la mort de 35 personnes ce jour-là, 12 Européens et 23 Indigènes. Quarante maisons sont totalement détruites, cinquante-trois autres se retrouvent en ruine ; les rues ont leurs chaussées défoncées, les trottoirs et les canalisations d’eau et d’égouts sont emportés.
Parmi les morts figurent six enfants qui se trouvent dans l'école au moment où les eaux l'envahissent et que le courant entraîne avant qu'on puisse les secourir. Dans les ruines de sa maison, on retrouve, au rez-de-chaussée, enseveli sous les décombres, le corps sans vie de Madame Isabelle Eberhardt, installée Algérie depuis 1897, et connue comme journaliste, convertie à l’islam et fascinée par le désert saharien.

 

Les premiers secours

La catastrophe provoque rapidement une profonde émotion dans toute l’Algérie. Le gouverneur général Charles Jonnart se transporte immédiatement sur les lieux pour se rendre compte personnellement du désastre et appuyer les premiers secours organisés par les autorités locales. Les sinistrés reçoivent de l’administration des aides en argent et en nature. Des souscriptions publiques sont ouvertes et viennent s’ajouter aux premiers secours.

Les indigènes laissés sans abris par le sinistre sont recueillis par l’autorité militaire qui les loge provisoirement dans la redoute d’Aïn Sefra et en assure la subsistance par un convoi dépêché d’urgence depuis Méchéria. Le général Lyautey, commandant la subdivision, prescrit les mesures nécessaires pour parer aux besoins et aux travaux les plus urgents.

 

La reconstruction du village

Les premiers secours se révèlent rapidement insuffisants. Il faut penser la reconstruction du village en le protégeant contre le retour d’une pareille catastrophe. La partie basse, la plus exposée au danger des crues doit être définitivement abandonnée. Des échanges de terrains sont organisés et les propriétaires concernés reçoivent gratuitement des parcelles domaniales préalablement alloties, hors zone inondable. La main d’œuvre militaire permet de construire de nouvelles habitations rapidement ; les canalisations d’eau et du réseau d’égouts sont rétablies, les rues et les trottoirs refaits. D’importants travaux de protection sont effectués en rive gauche. Des cunettes sont réalisées dans le lit des oueds Bridj et Moïlah afin d’en régulariser le cours en cas de crue.

Le Fonds de réserve des Territoires du Sud, mis en place par le décret du 12 avril 1905 pour parer aux conséquences « d’événements calamiteux », signera sa première intervention d’importance par décision du Ministre de l’Intérieur du 13 avril 1905, en intervenant à hauteur de 300.000 fr (soit l’équivalent de 1,2 millions d’euros de 2021) pour la reconstruction d’Aïn Sefra.

Mais que fait donc Isabelle Eberhardt à Aîn Sefra le 21 octobre 1904 ?

C’est Victor Barrucand qui offre à Isabelle Eberhardt, en 1902, une collaboration régulière dans son journal l’Akhbar qu’il vient de racheter. Il en fait un journal franco-arabe reconnu, attaché à la défense des intérêts des musulmans. Anarchiste, engagé dans le combat dreyfusard, il est venu à Alger en 1900, sous l’égide de la ligue des droits de l’homme, comme éditorialiste des Nouvelles, dans le but de combattre Edouard Drumont, figure historique de l’antisémitisme en France, élu député d’Alger en mai 1898, et battu finalement aux élections législatives d’avril 1902.

En 1904, Isabelle Eberhardt, qui se sent à l’étroit dans Alger, désire prendre le large, retrouver le désert qui l’attire tant. Barrucand l’envoie alors régulièrement, pour son journal, en reportages dans le Sud-Oranais, où se produisent en permanence des incidents le long de la frontière marocaine.

Ses tournées dans le Sud-Oranais éprouvent particulièrement sa santé cette année-là. Ses journaliers permettent de la suivre successivement à Beni-Ounif, Aïn Sefra, Alger, Tlemcen, Oujda, Alger, Aïn Sefra, Béchar, Kenadsa, Aïn Sefra. Elle rencontre plusieurs fois Lyautey qui en fait en quelque sorte sa « chargée de mission » sur le terrain, avec l’accord de Barrucand.  Elle entre en contact avec le prestigieux marabout de la confrérie Zianiya de la zaouia de Kenadsa, le cheikh Sidi Brahim, affilié au sultan du Maroc, et avec lequel il est essentiel pour les Français de s’allier.

Lyautey est en effet persuadé que de lui dépend le ralliement du Maroc aux Français.

Elle séjourne cinq mois, de mai à octobre, dans cette zaouia. Sa santé se détériore, la fièvre l’épuise.  C’est Sidi Brahim lui-même qui lui conseille de retourner à Aïn Sefra pour être bien soignée à l’hôpital. Elle s’y rend au début du mois d’octobre 1904.

 

 Le 21 octobre, elle quitte vers 9 heures l’hôpital, contre l’avis des médecins, pour rejoindre son compagnon dans un deux pièces qu’elle a loué dans les bas-quartiers de la ville. Elle lui a demandé de venir la voir depuis Sétif où il est en poste. Il vient à peine d’arriver. Il sera emporté par les flots, mais s’en sortira.

Ce jour-là, la mort attend Isabelle à 11heures, comme le précise son acte de décès. Elle a 27 ans. On retrouvera son corps au rez de chaussée sous les décombres de la maison ruinée par la crue. Elle aurait retardé son départ de l’hôpital d’une heure ou deux, elle échappait à son funeste destin ! L’hôpital, en effet, est situé sur une hauteur, hors d’atteinte de l’inondation.

Isabelle Eberhardt assise, une cigarette à la main (1904).

Les obsèques d’Isabelle Eberhardt

Le général Lyautey s’occupe lui-même des obsèques d’Isabelle Eberhardt. Il choisit de faire enterrer celle qui se fait appeler aussi Si Mahmoud dans le cimetière musulman d’Aïn Sefra, sous deux dalles de basalte l’une horizontale, l’autre verticale, avec les deux noms en Français et en Arabe, gravés dans la pierre, accompagnés d’un verset du coran.

 

Le manuscrit retrouvé

Ayant appris qu’un manuscrit avait disparu dans la catastrophe, Lyautey charge un de ses officiers, le lieutenant de Loustal, de surveiller lui-même le déblaiement de la maison d’Isabelle Eberhardt.

C’est finalement le 19 novembre 1904, après vingt-neuf jours d’efforts soutenus, que le manuscrit est retrouvé par les soldats, très abîmé mais néanmoins pratiquement complet et utilisable. C’est ce précieux document qui sera plus tard publié par Victor Barrucand sous le titre Dans l’ombre chaude de l’islam, œuvre la plus connue d’Isabelle Eberhardt.

 

 

Jean-Pierre Simon

 

Bibliographie

  • Robert Randau, Isabelle Eberhardt, notes et souvenirs, La boite à documents, Paris, 1989, 270 p.
  • Isabelle Eberhardt, Lettres et journaliers, Actes Sud, Arles, 1989, 423 p.
  • Le petit journal du 6 novembre 1904.
  • Le petit journal MILITAIRE, MARITIME, COLONIAL du 6 novembre 1904.
  • Exposé de la situation des Territoires du Sud de l’Algérie, présenté par C Jonnart, gouverneur de l’Algérie, 1905.