Procureurs militaires en Algérie 1960-1962

Procureurs Militaires en Algérie 1960-1962
Un sujet peu connu, éclairé par un témoignage rare déposé au CDHA

Le texte qui suit a été construit à partir du témoignage d’un magistrat réserviste, rappelé en Algérie pour remplir la fonction de procureur militaire, instituée par le décret du 12 février 1960. Le contrat de dépôt de ce témoignage prévoit son utilisation sous réserve du plus total anonymat, ce qui nous contraindra à n’en extraire que les passages les plus généraux. Ceux-ci seront indiqués en italique.

Le corps des « Procureurs militaires », 1960-1962, création « sui generis », n'avait été constitué que pour les nécessités du problème algérien. Il ne survécut pas à sa solution.

 

Le contexte

Depuis plus de cinq ans, la rébellion algérienne avait transformé le dernier territoire de notre ex-empire colonial en terre de drames et de haines.
Une armée de 500.000 hommes, en majorité des appelés au service militaire, y avait rétabli et maintenait un ordre sans cesse menacé. Elle n'était pas parvenue à juguler la formidable pression de cette révolution sur la population ni la contagion des espoirs ou des mirages que l'incessante invocation des mots d'indépendance et de liberté installe au fond des cœurs et dans les esprits. D'autant que le peuple algérien est l'un de ceux que les mœurs, les traditions, le caractère et la religion inclinent à passer de la feinte nonchalance au fanatisme le plus passionné.
Je ne suis pas fondé à faire, comme tant d'autres l'ont tenté, une analyse des causes de ce conflit, des chances de la pacification, des solutions politiques qui eussent été possibles.

J'étais depuis plus d'un an substitut quand je fus, un jour, appelé d'urgence au Parquet Général de ma cour d'Appel.
J'appris que j'étais désigné pour rejoindre à bref délai l'Algérie en guerre en qualité de procureur militaire. On me laissait quelques heures pour présenter, le cas échéant, les raisons d'un éventuel obstacle à ce départ.
Je savais déjà qu'il ne faut pas négliger les signes du destin. Je répondis que je partirais. Cela se passait en 1960.
Le corps des procureurs militaires
Soixante-dix magistrats de métropole et soixante-dix autres déjà en poste en Algérie avaient été ainsi rappelés sous les drapeaux pour être mis à la disposition des généraux commandants de zone, détenteurs des pouvoirs judiciaires en matière d'atteinte à la sûreté intérieure de l'Etat et de crimes et délits en relation directe avec la rébellion.
Ils devaient enquêter avec la plus grande rapidité et suivant une procédure particulière, sur ces infractions et en déférer les auteurs devant les Tribunaux Permanents des Forces Armées dont, pourtant, ils ne faisaient nullement partie.
Le corps des Procureurs militaires avait à sa tête, auprès de l'Etat-Major Interarmées à Alger, un Procureur Général Militaire avec insigne et grade de Général de Brigade.
Les Généraux de Division, Commandants de zone, étaient assistés d'un Avocat Général militaire, leur conseiller judiciaire, avec insigne et grade de Colonel.
Les Colonels, Commandants de secteur, recevaient pour leur part, un Procureur militaire de rang de Lieutenant-Colonel ou de Commandant, lui-même assisté d'un ou plusieurs substituts militaires (Capitaines ou Sous-Lieutenants).

 

Les missions des procureurs militaires

Notre mission était d'opérer dans la masse des rebelles capturés par l'Armée une sélection entre ceux qui n'étaient justiciables que d'un Camp Militaire d'Internement (Camp de prisonniers de guerre) ou d'un Centre d'Hébergement (Camp d'Internement) et ceux qui devaient répondre devant les tribunaux militaires des crimes ou délits commis à l'occasion de leur activité, civile ou militaire, dans l'organisation révolutionnaire.

Pareille mission supposait l'entente la meilleure possible entre les militaires et nous, un travail confiant et pour ainsi dire au porte-à-porte avec l'officier du secteur, correspondant du deuxième Bureau puisqu'aussi bien les membres de la rébellion étaient appréhendés, dans leur majorité, par l'Armée, et interrogés par les officiers de renseignements des quartiers et des sous-quartiers. Ces officiers établissaient à l'intention du commandement des bulletins de renseignements dont nous étions destinataires et dans lesquels figuraient les déclarations et les aveux de la personne appréhendée ainsi que les éléments de recoupements que l'Armée estimait pouvoir avancer à partir des renseignements qu'elle avait puisés à des sources diverses.
C'est dans ce bulletin de renseignements que le Procureur militaire trouvait la substance de son information, et c'est à partir de lui qu'il conduisait ses propres interrogatoires.
Le souci d'efficacité, le plein exercice de nos fonctions commandaient donc que nous soyons au plus près de l'action et qu'en quelque sorte nous soyons dans le sillage immédiat des troupes en opération.
Ceux des Procureurs militaires qui adoptèrent cette méthode jouèrent, à mon avis, un rôle véritable. Mais la sauvegarde de l'idéal de Justice que l'honneur et la morale leur imposaient de ne pas transgresser ne les mit pas toujours en des situations très confortables.
Les autres, et ils furent assez rares, qui attendaient les affaires dans leur bureau ne pouvaient avoir, à mon sens, ni la considération de l'Armée, ni la confiance des personnes qui leur étaient déférées.
Je sais que certains Procureurs militaires furent cantonnés dans ce rôle dérisoire, contre leur gré et par le seul fait autoritaire de leur commandant de secteur.
Les autres, ceux qui n'avaient pas cette excuse, et qui pratiquèrent la politique de l'autruche, n'ont certainement pas été à la hauteur de leur mission.
Le jugement peut paraître sévère mais en pareille circonstance de la vie, les arguties et les faux-semblants n'ont plus leur place et il ne faut pas avoir peur des mots. L'enjeu dans cette affaire n'était rien moins que la dignité de l'état de Magistrat, or la dignité n'est jamais une attitude mais un comportement.

L’accueil sur le terrain

A Paris où l'on nous avait d'abord réunis pendant quelques jours afin de nous mettre au fait des choses, les chefs militaires nous avaient répété à l'envi que l'Armée, en Algérie, nous attendait avec impatience, que tout avait été mis en place pour faciliter notre action et que nous serions accueillis à bras ouverts.
De fait, à notre arrivée à Alger, comme au Palais d'Eté où s'étaient réunis pour nous accueillir tout ce que la ville comptait d'autorités civiles et militaires, la réception fut chaleureuse, presque grandiose. Nous eûmes quarante-huit heures pour la savourer.
Au chef-lieu du Corps d'Armée vers lequel on nous dirigea ensuite,
l'accueil à bras ouverts n'était plus qu'une formule.
Au chef-lieu de zone, on nous reçut à bras croisés.
Dans les secteurs, on nous considéra souvent comme
l’œil de Moscou.

Extrait du décret du 12 février 1960

Mais qu'est-ce donc une zone ?
Les Forces Armées avaient été déployées, grosso modo, de la façon suivante : un Etat-Major Interarmées à Alger, un Etat-Major de Corps d'Armée dans chacune des trois villes d'Alger, Oran, Constantine.
Sur les territoires de ces Corps d'Armée, chaque grande unité, c'est à dire chaque division militaire avait la responsabilité d'une zone soit, approximativement celle d'un département.
La zone était elle-même divisée en plusieurs secteurs, les secteurs en quartiers, les quartiers en sous-quartiers.
Il existait pour les territoires des Oasis et du Sahara une organisation militaire particulière à ces régions.
Ce déploiement de forces, cette implantation territoriale avaient reçu une dénomination encore présente dans bien des mémoires : le quadrillage. Ce dispositif statique recevait, suivant les nécessités des grandes opérations, l'appoint de forces de Réserves Générales, unités de légionnaires, de parachutistes ou de Tirailleurs algériens dont les caractéristiques étaient la grande mobilité, la souplesse d'emploi et la puissance offensive.
La rébellion avait elle-même une organisation civile et militaire sensiblement identique avec ses willayas, ses zones, ses régions, ses secteurs et ses sous-secteurs ainsi que ses forces d'intervention, les Katibas.

Les premiers jours

De ces tous premiers jours, les images sont encore bien présentes en ma mémoire : l'arrivée en avion sur Alger toute mordorée de soleil à la fin d'un bel après-midi ; l'inoubliable ville blanche, ses palais, ses mosquées, ses larges artères bruissantes d'animation, la mystérieuse Casbah, la rade unique en sa beauté, la garde maure du Palais d'Eté.
J'avais perçu, toutefois, en certains lieux, l'atmosphère pesante et moite de l'insécurité.

Et puis ce fut le plongeon dans la réalité

Elle prit corps en ce matin où le train nous emporta chacun vers sa toute proche destinée.
Nous avions été cent cinquante à Alger, nous n'étions plus que quelques-uns qui rejoignions « la zone » à laquelle nous étions affectés.

Il y eut un arrêt dans une gare banale, écrasée de chaleur, puis changement de quai pour embarquer dans le train à voie étroite qui devait nous conduire au but du voyage.
Insolite petit train avec ses quelques wagons lestés précédent la locomotive et destinés à faire sauter les mines ou les obus piégés cachés parfois dans les pierres du ballast, puis derrière la motrice dix à quinze wagons de marchandises, un wagon de classe unique pour les européens, un autre enfin pour les arabes.
Combien y eut-il de stations ? Combien d'interminables manœuvres dans chaque gare ? Je ne sais pas au juste.

Arrivée sur zone

Il était une heure de l'après-midi quand, assez fourbus, nous fûmes au terminus.
Une seule personne nous attendait sur le quai, mais il y en avait une : un commandant d'une courtoisie aux limites du mot et qui nous pria de monter rapidement dans les deux voitures mises à notre disposition si nous tenions à arriver au Mess avant la fin du service.
Le repas fut expédié sous le regard indifférent de notre guide aussi avare de mots que d'informations. Sans doute hésitait-il à déflorer ce que le général commandant la Division et la zone avait à nous dire.
Peu avant quinze heures, en effet, nous fûmes conduits à « la redoute », siège de l'Etat-Major, et introduits dans une salle où les cartes fixées au mur constituaient la sobre et unique décoration.
Le Général, les cheveux courts et d'un blanc que justifiait la soixantaine, le verbe bref, les yeux las, nous rejoignis suivi des quatre commandants de secteurs de la zone, quatre Colonels à chacun desquels il « remettrait » dans un instant son procureur militaire.
Quatre Colonels, manifestement agacés d'être là, de perdre un temps précieux sans aucun doute et de devoir prendre en charge ce nouvel officier, délégué judiciaire de leur Général, sorte de contrôleur plutôt indésirable des activités du deuxième bureau.
Le fait que nous soyons des civils rappelés et, mieux encore, des Magistrats, n'était pas de nature à réchauffer le premier sentiment de ces solides guerriers.

Découverte de la zone

J’avais découvert, peu à peu, le vaste territoire sévère, aride et pauvre que, pendant deux années, j'allais, au gré des événements et des circonstances, parcourir ou survoler inlassablement en tous sens.
Un premier périple m'avait mis, en outre, en présence de quelques évidences et de quelques réalités : le courage des colons de cette région qui, malgré les incendies, les destructions, les massacres mêmes, travaillaient leurs terres tellement avare et fraternisaient encore avec leurs ouvriers arabes qu'ils ne payaient pas cher mais qu'ils traitaient avec humanité, l'opportunisme inévitable de la population arabe, hésitante au carrefour de ses destinées, souriante à nos soldats, maîtres du terrain le jour, accueillante ou soumise aux rebelles, maîtres de la nuit.
Sa misère aussi, l'incroyable précarité de ses moyens de culture, sa frugalité, son fatalisme, l'impénétrabilité de ses sentiments, de ses rêves ou de ses pensées.
Autres évidences, autres réalités : la discipline et le dévouement désintéressé des hommes du contingent, leur anonymat quand ils tombaient sous les balles des rebelles autant et aussi bien que mouraient d'autres combattants, parachutistes ou légionnaires, plus aimés qu'eux des Français d'Algérie, la torture enfin, la torture cruelle et souvent inutile dans notre camp, cruelle et souvent horrible dans le camp des rebelles.
J'avais en moi toutes ces impressions neuves, toute cette inquiétude au sens précis du terme tandis que je roulais sur un étroit chemin. Je comprenais mieux déjà pourquoi il venait à l'esprit de tout homme plongé dans la guerre d'Algérie cette gravité particulière perçue dès les premiers jours et en tous lieux.

Quel bilan de la brève action des procureurs militaires ?

Sur le plan de l'installation matérielle, le procureur militaire de secteur est installé, selon les cas, dans les locaux du PC du secteur, à proximité immédiate du deuxième bureau du secteur, dans les locaux du tribunal d'instance, parfois dans une maison réquisitionnée par l'armée, où il a ses bureaux et son appartement. Il dispose de un à deux gendarmes greffiers, d'un gendarme et/ou d'un sergent interprète, parfois d'un secrétaire. L'avocat Général Militaire dispose d’une voiture type 203 Peugeot de service, les parquets militaires le souvent d'une 2cv Citroën de service.

Sur le plan des relations avec l'organisation militaire, les procureurs militaires, au niveau de leur secteur, se sont généralement bien intégrés, adaptant leurs poursuites aux efforts entrepris par les forces de l'ordre, en vue de la pacification puis du maintien de l'ordre. Ils ont travaillé en étroite collaboration avec les Officiers de Renseignements, à l'échelon le plus fin.
Délégués du Général détenteur des Pouvoirs Judiciaires, ils ne reçoivent d'ordres et de directives que de lui. Toutefois, ils devaient tenir le plus grand compte des prérogatives des Commandants de secteurs, de leurs problèmes propres, de l'état local de la rébellion, des difficultés ou des progrès locaux de la pacification et du maintien de l'ordre. Il leur fallait faire preuve, dans ce contexte, à la fois d'une grande fermeté, mais aussi d'une grande souplesse.
Pour les affaires les plus délicates, dans le domaine, notamment, des poursuites envisagées contre les élus, les notables, les agents de l'autorité et les fonctionnaires d'une certaine importance, il revenait au Général d'assumer pleinement ses Pouvoirs Judiciaires et d'assumer la responsabilité des décisions les plus graves.

Sur le plan des relations avec les Tribunaux Permanents des Forces Armées, une bonne entente a régné en général, entre les Magistrats des TFPA et les procureurs militaires. Une coordination concrète des travaux était recherchée par des consultations régulières, au niveau de chaque zone, entre Commissaire du Gouvernement et Avocat général, y compris en matière de définition de la Politique Criminelle concrète sur le terrain.

Sur le plan de la torture. Plutôt qu'un bilan sur cette question notre témoin écrit, plus de dix ans après son retour d'Algérie : J'avais, pendant deux ans, pris seul, mes responsabilités, décidé, conseillé, tranché parfois même lutté pied à pied contre des ordres discutables ou des pratiques inadmissibles. J'avais conduit contre la torture, déshonorante, un combat de chaque jour me valant plus de rancœurs que d'amitiés. Je m'étais insurgé avec violence et même, une fois au moins, physiquement interposé pour stopper net cette rage d'impuissance conduisant quelques-uns à abattre, après exploitation et sans procès, des rebelles capturés et désarmés.
Par ailleurs, un autre aspect de la question apparaît à partir de septembre 1960. Soudainement, la torture est invoquée presque systématiquement par tous les inculpés à partir de cette date.

Certains éléments d'information paraissent expliquer l'attitude générale des détenus qui, pour revenir sur leurs aveux antérieurs, invoquent devant moi comme devant le TPFA, depuis deux mois environ (septembre 1960) et de façon systématique, les tortures qu'ils ont subies.
Ce changement dans l'attitude des détenus a été tellement soudaine et évidente que le Sous-Lieutenant YYY... et moi-même nous en sommes réciproquement faits la remarque.
Il arrivait, auparavant, que des prisonniers invoquent, de temps à autres, les tortures subies pour éluder leurs responsabilités. Il s'agissait là de réactions épisodiques que je n'ai jamais négligées mais qui dans la quasi-unanimité des cas ont tourné à la confusion des intéressés.
Les choses ont changé brusquement lorsqu'à la fin du mois de septembre ou au début du mois d'octobre [1960], quatre détenus en provenance de quartiers différents ont, dès le début de leur interrogatoire, prononcé exactement la même phrase : « Je suis ici dans la maison de la vérité et je veux tout dire. Tout ce que j'ai révélé est faux. J'ai été torturé.

Depuis ce jour, cette attitude a été adoptée par tous les détenus à quelques exceptions rarissimes près. Il y avait là matière à réflexion.
« J'ai enquêté personnellement au CTT pour essayer de découvrir l'origine de ces faits et j'ai cru pouvoir associer ce changement à l'admission au CTT d'un terroriste de xxx... que j'avais initialement maintenu à titre provisoire à la Maison d'Arrêt dans un souci de conservation du secret.
Il m'a été, en effet, révélé, depuis, qu'il existe à la Maison d'Arrêt de zzz... une véritable organisation qui diffuse aux nouveaux arrivants les ordres du FLN sur l'invocation des tortures lors des enquêtes judiciaires.
J'ai décidé, en même temps, qu'à partir de cet instant je commencerais mes enquêtes sur place, dans les Quartiers, auprès des OR et en même temps qu'eux.
Cette procédure nouvelle, qui m'a amené à pénétrer l'intimité des équipes OR m'a permis de constater que si les interrogatoires étaient parfois menés avec une certaine rudesse très admissible et, à mon avis, indispensable, il n'était pratiqué aucune de ces tortures invoquées par les prisonniers avec un luxe de détail impressionnant.

Je n'en ai pas moins constaté cependant que les mêmes prisonniers, dès leur arrivée effective au CTT revenaient sur leurs aveux. Ils prétendent, en effet, être torturé dès que j'ai tourné les talons.
Certains d'entre eux, pressés de questions, finissent par admettre qu'ils n'ont pas été torturés et reconnaissent qu'ils ont adopté cette attitude pour ne pas aller au Tribunal. D'autres s'entêtent -contre toute vraisemblance- dans leurs affirmations.
Jusqu'à une date récente, je n'avais jamais pu savoir qui -au CTT- pouvait être l'instigateur de cette véritable offensive du mensonge. Pour la première fois, le 17 novembre, un détenu que j'avais mis en confiance m'a révélé que le nommé xxx, alias « Khatir » qui – devant moi- avait cependant reconnu sa culpabilité avec une extrême facilité, lui avait donné l'ordre de revenir sur tous ses aveux et d'invoquer les tortures subies. Il lui a dit en substance :« Nous allons bientôt être libres, nous allons avoir un gouvernement à nous et si tu veux sauver ta peau je te conseille de m'obéir ».

Le bilan de la politique criminelle suivie pendant cette période (juin 1960, 19 mars 1962) conduit à distinguer deux phases.

Pendant la première année de fonctionnement (juin 1960-juin 1961), les procureurs militaires ont eu une action très profonde et très efficace contre l'Organisation Politique et Administrative de la rébellion (OPA qui se transforme en OUR, Organisation Urbaine et Rurale dans le courant de l'année 1960), considérée le plus souvent comme le support indispensable des activités militaires de la rébellion et le véhicule les plus certain de l'idée révolutionnaire à propager. Cette action fut poussée très loin et suivie d'un fléchissement très net de l'OUR, concrétisée par le fait que, dans de nombreux secteurs, la population musulmane en était arrivée à refuser son concours aux chefs rebelles qui, obligés de se déplacer eux-mêmes, s'exposaient davantage aux coups des forces de l'ordre. Les documents saisis sur les rebelles faisaient d'ailleurs état, à cette époque, des réticences et des résistances de la population. Le recrutement des bandes rebelles s'en trouvait d'ailleurs affaibli.
Mais, dès que prirent corps les projets de pourparlers et de règlement négocié du conflit algérien, l'exemplarité des peines prononcées par les Tribunaux cessa de jouer peu à peu, et il est certain que la population musulmane, soit par prudence, soit par manque de foi dans une solution réellement française, participa de plus en plus à l'OUR de la rébellion. Les poursuites furent néanmoins soutenues avec la même intensité, mais les réseaux désorganisés se reconstituaient très vite et bientôt, il fallut renoncer à poursuivre toutes les personnes impliquées, tant pour éviter un engorgement des tribunaux, qu'un encombrement, devenu redoutable, des prisons.
Il fallut en conséquence opérer une sélection qualitative des poursuites et renoncer de plus en plus à renvoyer devant les Tribunaux les sans grades de l'OUR, puis même des membres plus importants de cette organisation pour se consacrer à la répression des crimes et de toutes les activités para criminelles. Ce processus se trouvait en outre accéléré du fait de l'impunité de plus en plus généreusement consentie aux personnages les plus influents et souvent les plus avancés. La nouvelle floraison de l'OUR avait facilité en effet la reconstitution des cellules terroristes et de toutes celles qui sont plus ou moins liées au terrorisme.
Les resserrements successifs des dispositifs militaires dus aux compressions d'effectifs eut enfin pour effet de livrer aux contraintes rebelles des populations de plus en plus nombreuses contre lesquelles il n'était dès lors plus possible d'envisager des poursuites judiciaires. Depuis décembre 1961, l'aggravation considérable du terrorisme urbain sous toutes ses formes et les manifestations les plus graves de la subversion (filières de désertion, vols d'armes et de munitions ou d'effets militaires, détournements de documents officiels ou secrets) absorbent entièrement les possibilités d'action des procureurs militaires qui doivent renoncer à poursuivre l'OUR classique, doublée maintenant d'une OUR de fait importante et redoutable.
Encore doit-on souligner que l'inexécution des peines capitales depuis plus de 20 mois a vidé de sa force l'action judiciaire.

Les derniers jours des procureurs militaires

Le 7 mars 1962 le Général me fait appeler pour m'informer d'un ordre adressé au Commandant xxx, Commissaire du Gouvernement, d'avoir à stopper, à compter du 12 mars prochain, tout jugement pour crime ou délit commis en vue d'apporter une aide directe ou indirecte à la rébellion.
Dès le lendemain, 8 mars 1962, nous travaillons à mettre sur pieds un plan de déconcentration pénitentiaire et un plan de libérations échelonnées et anticipées du CTT. Le Général nous reçoit à 15 heures et nous lui remettons nos travaux dont il approuve la substance. Le Général me charge de transformer nos propositions de travail en autant d'ordres particuliers. Je me mets aussitôt au travail et je présente ces ordres à la signature du Général le soir même.

A midi, le 19 mars 1962, heure officielle du cessez-le-feu, mes camarade procureurs militaires, et moi comme avocat général militaire, avons cess d'exister en tant que tels. Nous devenons les conseillers techniques d Commandement.
Samedi 24 mars, je reçois enfin l'ordre officiel de suspendre les activités de procureurs militaires.

Organisation territoriale de l’armée française en Algérie en 1959

Légende de la carte

Source :
Guy Pervillé, Atlas de la guerre d’Algérie (p 31), éditions Autrement, 2011

 

Point d'orgue

Dans ses archives personnelles, notre ancien procureur militaire a conservé la trace d'une conversation avec le maire (européen) d'une commune où il avait fait arrêter en novembre 1960 un criminel, membre important de l'OPA, mais aussi chef d'une famille très puissante localement.
A la question de savoir comment la population musulmane locale avait perçu cette arrestation d'un leader politico-religieux, la réponse du maire résume bien les contradictions d'une politique de largage brutal de l’Algérie adoptée par De Gaulle dès septembre 1959 :
« La population musulmane n'a pas compris cette arrestation. Il a été dit que les Français avaient été fous d'arrêter xxx alors que l'orientation gouvernementale était favorable à l'Algérie algérienne.
Si l'arrestation de xxx avait été décidée au moment du 13 mai 1958, elle aurait été accueillie avec enthousiasme, car il était déjà à cette époque le grand inspirateur de la rébellion dans la région. Il paraît ridicule de l'arrêter aujourd'hui que l'Algérie algérienne est enfin obtenue, alors qu'on ne l'a pas arrêté à l'époque où l'Algérie devait être française.
La population musulmane pense que c'est là un « coup de tête » d'un Capitaine ou d'un Lieutenant révolté par l'orientation gouvernementale. Elle ne croit pas que l'officier qui a pris une telle décision puisse être approuvé par ses chefs. Elle dit que dans son secteur il sera peut-être compris, mais que « plus haut » il sera blâmé. C'est l'opinion unanime de la masse même dans ses couches les plus modestes.
Certains disent que si une action systématique et d'envergure avait été entreprise plus tôt, ou était encore entreprise contre les vrais chefs moraux de la rébellion, cette politique aurait signifié ou signifierait encore que l'Armée dans son ensemble et le gouvernement peut-être, seraient au fond décidés à imposer la présence française.
Nombreux sont encore les musulmans qui désirent être tout simplement français, mais ils ne croient plus que cela soit possible. »

Texte établi par
Jean-Pierre Simon

Sigles utilisés :
TPFA : Tribunal Permanent des Forces Armées
CTT : Centre de Tri et de Transit
OPA : Organisation Politico et Administrative du FLN

OUR : Organisation Urbaine et Rurale