Une littérature chrétienne latine en Afrique du Nord au IIIème siècle

Une littérature chrétienne latine en Afrique du Nord au IIIème siècle.

 

Lorsqu'il est question de littérature chrétienne en Afrique du Nord, un nom vient spontanément sur les lèvres, celui de Saint Augustin (354-430). Son œuvre majeure Les Confessions, écrite autour de l'an 400 a traversé les siècles. Mais c’est oublier que plus de cent ans avant lui, des écrivains chrétiens de langue latine ont rédigé de nombreux ouvrages qui, s'ils sont méconnus pour le grand public, sont toujours lus et commentés par des clercs aujourd'hui. Deux grands noms émergent : Tertullien et Cyprien et trois autres écrivains moins connus, Marcus Minucius Felix, Arnobe et Lactance.

            Tertullien serait né vers 155 à Carthage dans une famille romanisée et berbère. Il perd son père très jeune dans des circonstances qui nous sont inconnues. Son père était centurion de la cohorte de la légion du proconsul d'Afrique. Tertullien effectue des études de droit, de rhétorique et de philosophie à Rome. De retour à Carthage, il aurait été impressionné par le courage, l'humilité et l'abnégation des martyrs. Il se convertit au christianisme vers 193 et épouse une chrétienne.  Il laisse une œuvre abondante.  Vers 212, il s'adresse au consul persécuteur Scapula "non pour épargner les chrétiens, mais pour s'épargner lui même, et sinon pour s'épargner lui même, à tout le moins pour épargner la ville et la province toute entière qui risquent d'être mises à feu et à sang ». Car Tertullien est soucieux de garantir la pérennité de l'Empire, pérennité qui assure l'ordre. Les persécuteurs ne peuvent que contribuer à attiser le désordre. Il combat avec acharnement les thèses de Marcion selon qui Jésus n'était pas le messie attendu par les Juifs.[1] Il meurt en 220.

            Il est le premier écrivain chrétien d'Afrique du Nord à écrire en latin ; jusque-là, les auteurs qui l'ont précédé écrivaient en grec. Bien que controversé, parce qu'il adhère au montanisme, un courant de pensée dissident de l'orthodoxie chrétienne, Tertullien est considéré comme un théologien majeur de l'Eglise. On lui attribue plus d'une trentaine de livres, parmi lesquels, Ad Martyras, De Baptismo (Le baptème, premier traité chrétien)[2] De la résurrection de la chair[3]. Il a influencé Cyprien de Carthage, il est lu attentivement par Saint Jérôme. Par contre, il est vertement critiqué par Augustin à cause de son adhésion au montanisme. Après une longue éclipse jusqu'au XVIIème siècle, il est redécouvert par Bossuet et depuis il est étudié et son message est considéré comme prépondérant pour le chrétien d'aujourd'hui[4].

            Minucius Felix est né païen vers 190, peut-être à Thiaba (entre Annaba et Souk Ahras) ou à Cirta (Constantine). Il se convertit au christianisme à une date qui nous est inconnue. Il serait mort vers 250. Il est l'auteur de l'Octavius,[5] ouvrage dans lequel il veut démontrer que les cultures traditionnelles peuvent se concilier avec la foi chrétienne. On a aussi présenté ce livre comme une réponse au Discours véritable, également connu sous le titre Discours contre les chrétiens du philosophe païen Celse composé vers 178.

            Cyprien de Carthage, né vers 200, de parents païens, il se convertit tardivement au christianisme, après 240. En 249, il devient évêque de Carthage. En 250, pendant la persécution de l'empereur Dèce, il s'éloigne de son diocèse. Cela sera considéré comme une fuite par ses adversaires, car la persécution achevée se pose le problème de la réintégration dans l'Eglise des "lapsi".[6] Si Cyprien n'a pas renié sa foi, il n'est pas resté à Carthage, et ne s'est ainsi pas exposé au martyre. Car, lors de cette persécution, à Rome, le pape Fabien est arrêté et exécuté sur là Via Appia. Cyprien s'oppose alors à Novatien -antipape élu en 251- partisan de la sévérité envers les lapsi. En 257, lors de la parution du premier édit de persécution de Valérien, Cyprien est exilé à Curubis (aujourd'hui Korba). Il revient à Carthage en 258 ; mais Valérien promulgue un second édit. Cyprien est arrêté et exécuté avec plusieurs de ses compagnons dont un de ses disciples, Flavien de Carthage le 14 septembre 258. Sa vie nous est connue grâce à la Vita Cypriani, biographie écrite par le diacre Pontius de Carthage peut-être un an après la mort du martyr. Cyprien laisse une œuvre abondante, une quinzaine de livres dont certains permettent de mieux appréhender le droit ecclésiastique en vigueur à son époque. Il est également l'auteur d'un ouvrage clé, De l'unité de l'Eglise[7] dans lequel il met en garde contre la tentation de créer des courants dissidents qui mèneraient à des schismes. Au IVème siècle, une basilique est élevée à Carthage sur le lieu de son martyre.

                                                         

            Arnobe, né vers 240, peut-être au Kef ville située (au nord ouest de la Tunisie, proche de la frontière algérienne) ou à Souk Ahras, se serait converti au christianisme tardivement, vers 295. Il est l'auteur d'une œuvre vraisemblablement commencée vers 297 afin de persuader les autorités ecclésiastiques de l'authenticité de sa foi. Cet ouvrage, Adversus nationes, qui est une véritable apologie du christianisme, composé de sept livres était toujours en cours de rédaction lorsque survint la persécution de Dioclétien en 303. Dans son ouvrage Arnobe réfute les philosophies romaines, stoïcisme, épicurisme, attaque Sénèque, Epictète, Horace et Lucrèce et condamne les religions païennes que ce soit le polythéisme romain ou le culte de Mithra ; il insiste sur la nécessité de croire dans le message du Christ. C'est Jérôme de Stridon plus connu sous le nom de Saint Jérôme - né en 347- qui contribua à nous éclairer sur Arnobe et son œuvre. Les Livres I, II, III, VI et VII ont été traduits et publiés aux éditions Les Belles Lettres. Il aurait inspiré Montaigne et Pascal et a été lu par Voltaire et Diderot qui appréciaient son ironie, car Arnobe en fait usage pour ridiculiser les cultes païens. Arnobe serait mort de mort naturelle vers 304-305[8]. Il eut pour disciple Lactance.

            Lactance ; Lucius, Caecilius Firmianus dit Lactance, né vers 250 à Henchir Kssiba (wilaya de Souk Ahras, Algérie) mort vers 325, a été surnommé le Cicéron chrétien.  Son œuvre a été écrite au tout début du IVème siècle, mais il a vécu la plus grande partie au siècle précédent, c'est la raison pour laquelle nous le plaçons dans ce chapitre.

            Lactance attribue à Galère la persécution de 303 ; il minore le rôle de Dioclétien. Pourtant en 311, Galère publiera un édit de tolérance.

            Converti au christianisme vraisemblablement au moment de la persécution de 303, Lactance aura été le disciple d'Arnobe. Vers 316, il devient le précepteur de Crispus, fils aîné de Constantin, qui pourtant ne se convertira pas au christianisme. L'œuvre de Lactance, abondante, commencée vers 303, surtout Les Institutions divines,[9]  est davantage une attaque contre le polythéisme qu'une exégèse des textes bibliques sur lesquels elle s'appuie peu, au grand dam de saint Jérôme. On lui doit également L'ouvrage du Dieu créateur, Epitomé des institutions divines, La colère de Dieu et De la mort des persécuteurs[10].  Ce dernier ouvrage vise en particulier Galère mort de maladie dans d'atroces souffrances, ce que Lactance attribue à la justice divine.

            Jusqu'au siècle des Lumières, Lactance restera un auteur apprécié et commenté. Il tombera dans l'oubli jusque dans la deuxième moitié du XXème lorsque des chercheurs comme Pierre Monat contribueront à ré exhumer son œuvre.

            La littérature chrétienne latine de l'Afrique du Nord antique est riche et foisonnante. Il était, je pense, bon de rappeler son existence, tant aujourd'hui ce pan d'histoire est occulté.

 

                                                                       Gérard Crespo

 




[1] Le marcionisme en rupture avec la communauté chrétienne de Rome se répandra surtout en Orient ; il disparaît au Vème siècle.

[2] Traduit et publié aux éditions du Cerf en 2008.

[3] Traduit et publié chez Desclée de Brouwer en 1980.

[4] A propos de Tertullien, voir Jean-Michel Hornus, " Etude sur la pensée politique de Tertullien", Revue d'histoire et de philosophie religieuse, année 1958/38-1/ p.1-38.

[5] La première édition imprimée est celle donnée à Heidelberg in -8° en 1560. Plus récemment l'ouvrage a été traduit par Jean Beaujeu et publié aux Belles Lettres, 1974. Il existe aussi une version traduite par Vincent Zarini et publiée dans la Pléiade, Premiers écrits chrétiens, Gallimard, 2016, p.919-968.

[6] Les lapsi sont ceux qui ont renié leur foi par peur des persécutions.

[7] Traduit par Pierre de Labriolle et paru aux éditions du Cerf, 1942.

[8] A propos d'Arnobe, lire Hervé Inglebert, " Arnobe et l'Histoire de Rome", L'Afrique du Nord antique, cultures et paysages, Actes du colloque de Nantes, mai 1996, Collections des Sciences et Techniques de l'Antiquité, 1999, p.151-164.

[9] Constitués de sept livres, les ouvrages ont fait l'objet d'une nouvelle traduction et publication aux éditions du Cerf entre 1986 et 2007. Les traductions furent l'œuvre de J.A.C. Buchon, Christiane Ingremeau, Pierre Monat, Michel Perrin.

[10] Tous ces ouvrages ont été traduits et publiés aux éditions du Cerf.