Une inspiration pour Camille Saint Saëns : ses séjours à Alger. Partie 4

PARTIE 4

 

Treizième séjour (novembre 1910-Mars 1911)

Après une nouvelle cure à Hammam Rigah, il assiste à un cycle de représentations de ses ouvrages à l’Opéra d’Alger avec Samson, Henri VIII, Phrynée. Il a le temps de voir la nouvelle Université, qui succède aux Ecoles, rue Michelet ; le professeur BenCheneb deviendra titulaire de la chaire d’Arabe à la fac de Lettres. Un de ses fils en 1962 optera pour l’indépendance et sera doyen de la fac, son petit-fils y sera prof de droit, obligé de fuir en 1994 devant les islamistes, devenant Prof à l’université de Dijon, puis Recteur.

(Ici 1869, l’emplacement prévu de l’Université, la Grande Poste sera à la porte d’Isly)

Saint Saëns fait aussi la connaissance, d’un collègue du professeur Ben Cheneb, le professeur Ben Sedira et donnera des leçons de piano à sa petite fille Leila qui deviendra, de Paris au Caire, en passant par Alger, une grande soprano française.

Pour écouter Leila Ben Sedira dans l’air d’Olympia dans les Contes d’Hoffman d’Offenbach : https://www.youtube.com/watch?v=Imjg8l6bhbo

Saint Saëns ne ressent pas encore ici, émerger parmi la population, un quelconque schéma d’oppression du prolétariat par le capital ou des musulmans par l’Etat « colonisateur ». On est dans une préfecture de province un peu particulière et il vit la Belle Epoque, synonyme pour lui

de Progrès.

 

14ième(hiver 11-12), 15ème (hiver 12-13), 16ème séjours (décembre 1913)

Fin 1911 à Alger, Saint Saëns vint passer le réveillon du jour de l’An,  à la villa Georges, 47, boulevard du Telemly et y inaugurer un orgue ; le propriétaire, un anglais de ses amis, avait demandé au facteur d'orgue de sélectionner parmi les jeux possibles ceux qui permettaient d'imiter la sonorité d'instruments orientaux; Saint-Saëns se régala ( 20 ans plus tard, cet orgue sera offert à la basilique Notre-Dame d'Afrique). Saint-Saëns reviendra ici passer les fêtes de Noël en 1912 et 1913, cette année-là avant de partir pour l'Égypte pendant plusieurs semaines. A son retour, c’est la guerre en France. Dans ses pensées, Alger ne sera jamais loin ;ainsi, en 1916, il dirige Phrynée à l’Opéra-Comique, dans un gala au bénéfice de l’Algérienne, société de secours aux blessés zouaves, tirailleurs, spahis et autres de l’armée d’Afrique.

17e séjour (décembre 1918–avril 1919) et 18e (décembre 19–avril 20)

Pendant la Grande Guerre, à Paris, il regrettait son soleil d’Alger ; Il reviendra aussitôt la guerre finie ; il est accueilli triomphalement à la descente du bateau par la marche militaire du cinquième mouvement de sa suite Algérienne ; zouaves, tirailleurs et spahis lui rendent les honneurs ; il descend à l'hôtel de l'Oasis, rue des lauriers, adjacente à la rue Bab Azoun, préférant être au pied de la Casbah, plutôt qu'à Mustapha. À 83 ans, il va composer une fantaisie pour orgue et orchestre cyprès et lauriers op 156 pour célébrer la victoire des Alliés.

Il fréquente, bien sûr, le Théâtre. Au XVème siècle, venu du fond de la Méditerranée, de l’ile de Lesbos, le corsaire Barberousse était devenu Sultan d’Alger, avec l’appui des Ottomans ; 4 siècles plus tard, venant, lui, de Malte avec sa famille, Antoine Azzopardi arrive ici, simplement pour gagner sa vie ;il est laveur de vitres d’immeubles, comme d’autres arrivants de son île avec cette spécialité, comme les Indiens venus à New York ; le directeur du théâtre a remarqué son sérieux, a sympathisé, lui a confié la gestion de la buvette ; ce jour-là, il discute avec Youcef Hamoud ; ce dernier qui a créé sa société de boissons gazeuses en 1878,  vante sa boisson SELECTO, et convainc Saint Saëns de la gouter ; on en trouve même encore aujourd’hui en France dans certains supermarchés. (En 1921, son petit-fils Boualem transformera la Sté en Hamoud Boualem).

Un des fidèles amis de l’auteur, à l’Université d’Aix Marseille, le Professeur Gérard Lopez, était le petit fils d’Antoine Azzopardi, dont des enfants gèreront après la brasserie Novelty, place Bugeaud. Nous pensions qu’heureusement, Jean-Paul Sartre n’était pas encore arrivé ; il aurait eu du mal pour sa théorie de la lutte oppresseur-opprimé, avec le dilemme du Selecto : lequel faudrait-il éliminer : le buveur, le serveur venu des îles comme Barberousse, ou le producteur ?

Pour revenir à Saint Saëns, Il rencontre dans la Casbah un jeune admirateur, d'une vingtaine d'années, Ali Sellali plus connu plus tard avec le surnom d'Allalou. Ce jeune, séduit par la musique andalouse rêve de musique et de théâtre et fondera quelques années après une première compagnie, la Zahia troupe (la Joyeuse) ; ce sera la naissance d'un vrai théâtre populaire en arabe ; en 1930 ses adaptations entreront à l'opéra d'Alger.Dans ses promenades dans la vieille ville, son ami le peintre Dinet a dû l’emmener voir l’atelier d’enluminure de la famille Racim, et présenté le jeune fils, Mohammed, repéré pour son talent, dès l’école, et qui l’aidait à illustrer son livre La vie du Prophète. Mohammed Racim fut un grand miniaturiste Algérois, mort assassiné en 1975 avec sa femme.

 

De Mohammed Racim "Femmes à la cascade". Un parfum de liberté.

 

Saint-Saëns avait dédié Samson et Dalila à Pauline Viardot, célèbre cantatrice dont on fête en 2021 le centenaire de la naissance ; maintenant il rencontre aussi à Alger Paul Viardot, son fils qui dirige l'école libre de musique animée par l'association « la lyre Algérienne ». Elle deviendra le conservatoire quelques années plus tard ; on y croise dans ces années-là, Lili Labassi, qui deviendra aussi un des maitres du Chaâbi, père du comédien Robert Castel .

(pour écouter Robert Castel en concert El Gusto à Bercy, interprétant Adjiniadjini, œuvre de son père : https://www.facebook.com/musiquesdumonde.fr/videos/robert-castel-adjini-adjini/2240411036090044 )

On croise aussi à cette époque à la Lyre, Louis Germain, un jeune épris de clarinette et qui sera instituteur de Camus en 1923. A la veille de l’indépendance, les classes de musique arabo andalouse y comptaient une centaine d’élèves. Françoise Fabian, Marthe Villalongua, et la soprano Andrée Esposito furent, entre autres, élèves de ce Conservatoire

Avant de repartir, presque comme chaque fois, Saint-Saëns n'oubliera pas d'aller faire sa cure à Hammam Rigah. Il revient en décembre 19, il donne des concerts comme à la salle des Beaux-Arts ou en privé à la villa Georges, dont l'un dédié à Charles de Galland ; il va faire de même à Oran sans oublier sa cure ; il tiendra aussi les grands orgues de l'église Saint-Charles de l'agha, devenu aujourd'hui mosquée, pour le mariage de la fille du maire d'Alger,Vasilia de Galland. Lors d'un concert à la salle des Beaux-Arts, le 16/01/1920, à l'entracte, bien qu'âgé de 85 ans, il avait renoncé à se reposer et donné une petite conférence sur deux fables de La Fontaine, présidant après le concert le dîner de la société des Beaux-Arts. Devant le succès, il doit redonner le même programme le 20.Il paraissait très en forme.

 

L’église Sainte Marie /Saint Charles de l’Agha, en forme de croix latine, consacrée en 1899, devint mosquée el-Rahma en 1981 ; les habitants du quartier parlent aujourd’hui pour simplifier de Mosquée Saint Charles ;les orgues seront re installés au Sacré cœur de Marseille. Au XIXème siècle, avant la construction de l’Eglise, les paroissiens se réunissaient à coté dans un lieu devenu après l’église espagnole, et après l’indépendance Institut Culturel Cervantès (comme quoi l’Espagne défend bien son héritage).

Les derniers séjours (décembre 20–avril 21 et 4–16 décembre 21)

Saint-Saëns était considéré comme un compositeur sérieux ; pourtant, en 1886, il conçut une sorte de pastiche musical, le fameux Carnaval des animaux pour un concert de Mardi Gras ; il le fit jouer par la société la Trompette pour la mi-carême chez Pauline Viardot en présence de Franz Liszt ; malgré l'enthousiasme suscité, il interdit que l'œuvre fût rejouée de son vivant. De même, cet hiver 1920, il se permet une autre fantaisie, qui connut certes beaucoup moins de succès, une marche pour les étudiants d'Alger, pour chœur et piano à quatre mains :

nous, les joyeux étudiants,

nous, joyeux enfant d'Alger, chantons !

Des bons vins de notre sol, buvons !

Pour la France et pour ses droits, luttons !etc

Il esquissera aussi l'écriture de trois grandes sonates pour le hautbois, la clarinette, et le basson ; il va jusqu'à Oran assister à un festival Saint-Saëns et à Alger il donne des concerts en mars 21. Il repart à Paris en avril.

Il reviendra à Alger le 4 décembre, toujours à l'hôtel de l'Oasis et se remet à la composition et à l'orchestration de sa romance pour violon et piano d'une part et de la valse nonchalante d'autre part. Cette valse lui avait été demandée pour la musique du film muet l’Atlantide, tiré du roman de l’Académicien Pierre Benoit, ancien élève du grand lycée d’Alger, comme le furent duex prix Nobel, Camus(57) et Cohen-Tanoudji(97), le philosophe Derrida ou l’ancien recteur de la mosquée de Paris DalilBoubakeur, avec bien des écrivains .

Une légende dit que des flashes d’inspiration partent parfois de la Grande Mosquée sur la place du Gouvernement, ou de celle de la Pêcherie, ils auraient frappé tous ces grands esprits à la sortie du Lycée en traversant la place, et alors peut-être même Saint Saëns !Wagner l’avait bien considéré à l’époque comme le plus grand musicien français

L’auteur a déjà raconté que c’est ici que le Mathématicien Fibonacci , en 1200, aurait eu , en présence du Grand Muphti, la révélation du Nombre d’Or ((1+√5)/2=1,68…(le rapport de la longueur sur la largeur de votre carte bancaire !) Fibonacci, un jeune européen en Kabylie au 12e siècle | cdha.fr

C’est à Alger qui avait déjà à cette époque une bonne dizaine de théâtres–cinéma, que le film muet l’Atlantide allait être tourné, 8 ans avant le Bled de Jean Renoir ; 15 ans plus tard, le film sonore Pépé le Moko de Duvivier, sensé se passer dans la Casbah, sera en grande parti tourné à Marseille, avec Jean Gabin et une musique de Mohand Iguerbouchene (avec Vincent Scotto). En 1921, n’avait que 14 ans mais suivait déjà des cours de solfège à Alger. Saint-Saëns avait déjà écrit avant, une musique spécialement associée à un autre film muet l'assassinat du duc de Guise.

 Le 16 décembre, il travaillait comme d'habitude, un peu enrhumé. En descendant au restaurant, il feuillète dans le hall ce numéro récent de l’Afrique du Nord illustrée qui racontait la saga de la maison d’huilerie des frères Tamzali, fondée dans les années 1890, et qui exportait huile, olives et figues de Kabylie(Mustapha Tamzali sera assassiné par le FLN en 1957)

Après le repas du soir, il salua les musiciens de l'orchestre, fit une partie de dominos qu'il gagna. Son intendant vint lui demander s'il voulait une tisane ; il refusa mais l'intendant entendit en partant un léger râle, il se précipita mais Saint-Saëns rendit l'âme un peu plus tard, à 10 heures du soir. La consternation fût immense dans l'hôtel d'abord où les musiciens de l'orchestre le veillèrent toute la nuit puis la nouvelle se répandit à Alger, dans toute la France et à Paris.

Sur place, un dernier hommage eut lieu dans la cathédrale Saint Philippe lundi 19 décembre avec la marche héroïque exécutée par l'orchestre de l'opéra, puis le Cygne, partie du carnaval des animaux,  et enfin la marche funèbre de Beethoven. Après l’absoute, le corbillard se dirigea vers le port suivi par l'association des étudiants, les proches amis et les autorités ; une foule immense salua le cortège, le cercueil fut plus tard chargé sur le Lamoricière dans une chapelle ardente et le navire jeta l'ancre pour Marseille; G.Fauré dont il fut l’élève dit qu'il lui doit tout. Il fait remarquer la dignité de son style, la justesse d’expression et l’intérêt orchestral de son oeuvre.  Mais ses 80 ans de carrière ( de 6 à 86 ans ) avaient parfois créé une lassitude chez certains de ses contemporains.

Aujourd’hui, heureusement, on redécouvre l’exceptionnelle qualité de toute son œuvre.

L'hommage à Alger d'après L'Echo d'Alger du 20/12/1921

 

À Paris, le gouvernement d’Aristide Briand lui organisa aussi des obsèques nationales le 24 décembre en l'église de la Madeleine.

A 86 ans, il était mort heureux d’avoir ressenti, notamment à travers la musique, un lien harmonieux dans cette ville d’Alger bien aimée de lui, entre ses aspects français et oriental.

40 ans plus tard, l’Etat demanda aux habitants s’ils voulaient rompre ce lien, le « non à l’autodétermination » obtint à Alger plus des ¾ des suffrages ; mais la suite, ce fût l’exode obligé vers la métropole ; un dramatique couac, mais qui ne pourra effacer cette merveilleuse histoire musicale.En bibliographie sur la musique arabo-andalouse à Alger, le lecteur pourra notamment consulter , outre la documentation du musée de Dieppe, en ligne la thèse de Doctorat d’histoire de Malcom Théoleire soutenue à Sciences Po Paris en 2016.

 

 

C'est la fin de notre saga sur les séjours à Alger de Camille Saint Saëns! Nous espérons qu'elle vous aura plu et intéréssée! Un grand merci à Jean Pierre Marciano pour ces articles de qualité.

Retrouvez la synthèse dans notre Mémoire Vive n°78!