Une inspiration pour Camille Saint Saëns : ses séjours à Alger. Partie 1

Partie 1

En cette année 2021, la France célèbre le compositeur Camille Saint-Saëns (1835–1921) à l'occasion du centenaire de sa mort ; une exposition se tient en juin au Palazzetto à Paris, son opéra le plus connu, « Samson et Dalila » est donné aux Chorégies d'Orange le 10 juillet 2021, avec Roberto Alagna. On peut difficilement parler de la vie de Saint Saëns sans parler d’Alger.  Ici, c'est l'occasion de rappeler qu'il trouva une grande partie de son inspiration lors de la vingtaine de séjours qu'il yeffectua, juste avant et pendant la Belle Époque ; Il fût fasciné par cette ville à la croisée de la Méditerranée et de l’Orient, et ouvert à la musique arabo andalouse. Ce fut un enfant prodige qui donna à 11 ans un concert salle Pleyel à Paris ; à la veille de son premier voyage à Alger, il a déjà écrit trois symphonies, la première à 15 ans, et son premier opéra « le Timbre d'argent » à 30 ans, mais son projet d'opéra « Samson et Dalila » est en panne ; c’est certes un artiste reconnu à Paris mais il y est aussi très jalousé.

En octobre–novembre 1873, il s'offre un séjour à Alger; la lecture de Salammbô paru 10 ans plus tôt,  lui a peut-être aussi donné l'envie de connaître cette Afrique du Nord si bien imaginée dans l'Antiquité, par ce Flaubert dont on fête aussi en 2021 le bi anniversaire de la naissance ,notamment par une exposition qui passe en octobre au Mucem à Marseille.

Le site Alger–roi nous a gentiment permis de reprendre certaines parties d'un hommage qu'il a publié il y a une quinzaine d'années.

C’est à 38 ans seulement, pour raisons de santé, en octobre 1873, que Saint-Saëns fit la connaissance de l'Algérie. Fatigué par la vie trépidante de Paris, par ses services aux orgues de la Madeleine et de Versailles, par les multiples concerts qu'il avait donnés dans une France renaissante....., par le premier jet de Samson, il se laissa envoyer vers Alger par ses médecins. Il a reconnu lui-même que ce premier voyage avait été son salut. Il s'installa pour deux mois en banlieue,à Saint Eugène, à la Pointe Pescade, dans une villa de style mauresque où il se livra au repos total. Il allait péniblement s'asseoir au jardin, près de la vasque ou de l'eau bruissait et il savourait les caresses du soleil. Une lettre de lui à cette époque contient ce vers :

"nul ne vient en ce lieu ; pas de voix ennemies qui troublent le silence et son hymne divin"

Bientôt réconforté par ce doux climat, ce calme de la campagne algéroise, il peut se remettre au travail et compose le troisième acte de Samson et Dalila.

C'est le moment où il entendit, dans quelque café maure, l'un des thèmes de musique andalouse qu'il reprit, lui donnant grande allure dans la fameuse Bacchanale (acte3, scène 2)[Fin de citation]

On est dans les prémices du Chaâbi algérois chanté par Lili Boniche et illustré au XXIème siècle par le film El Gusto ; ou du Malouf constantinois, dont Cheikh Raymond, beau-père d'Enrico Macias, fut le héros, avant d'être assassiné en 1961 par le FLN ;Saint Saëns va intégrer dans son opéra une de ces mélodies orientales, les noubas, qu’il entend quand il va faire un tour rue Bab Azounen ville, à la limite de la Basse Casbah. Samson et Dalila est une histoire de séduction, de style très européen, même si elle se situe à Gaza, du temps de la Bible ; Il a vu des instruments nouveaux à l’époque, luth, cithare, mandoline, triangle,castagnettes, tambourin notamment, et des nouveaux usages de la flûte.Et pour écouter la Bacchanale de Samson et Dalila https://www.youtube.com/watch?v=vjRiLKSPbqc[jp1]

Pochette CD d'un concert de Cheick Raymond  à Constantine 1954 en présence de public de toutes les communautés.
Pour écouter Lili Boniche :
https://www.ina.fr/video/CAB99024099/lili-boniche-video.html

 

En 2018-19, avant la Covid, Samson et Dalila, avec sa Bacchanale algéroise, est joué aux 4 coins du globe, du Métropolitan Opéra de New York à l’Opéra de Shanghai ;en passant par le théâtre des Champs Elysées à Paris (le Châtelet est en travaux) avec ici Alagna et Marie-Nicole Lemieux, comme à Orange en 2021 ; il y a même le baryton Laurent Naouri ,fils du psychiatre Aldo Naouri, et époux de Nathalie Dessaix, dans le rôle du Grand Prêtre. La famille Naouri a dû fuir Benghazi en 1942 ; ils sont devenus « pied noirs d’Orléanville » puis «  rapatriés » ; et grâce à ce baryton , en 2018, les « rapatriés » d’Alger, via leurs descendants, étaient toujours un peu présents avec Saint Saëns.

Certains pensent, en outre, qu’il aurait pu aussi entendre parler des travaux de Francisco Salvador-Daniel sur la musique arabe ; ce dernier, qui enseignait le violon à Alger depuis 1853, traduisait des mélodies arabo andalouses pour les adapter à des instruments occidentaux. Il y contribua à la naissance du premier Orphéon local, à une époque où on en créa des milliers en France (celui de Paris fut un temps dirigé par Gounod). Et le 5 mai 1865, il avait même dirigé un orchestre devant Napoléon III lors de son séjour à Alger

Dans ses souvenirs d'Algérie, publiés en 1911, Saint Saëns proclamait « vous montez sur un beau navire, 24 heures après, vous débarquez à Alger ; et c'est le soleil la verdure, les fleurs, la vie ». Sa Suite Algérienne racontera plus tard dans le premier mouvement, l’arrivée en bateau sur Alger, qui l'a impressionné.

Il a peut-être hésité au départ entre deux villes devenues récemment françaises, Alger et Nice ; Alphonse Daudet venait de le précéder à Alger, publiant en 1872 Tartarin de Tarascon ; il a peut-être été rassuré par ce passage :

 « Au premier pas qu'il fit dans Alger, Tartarin ouvrit de grands yeux ; d'avance il s'était figuré une ville orientale, féerique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar... Il tombait en plein Tarascon. Des cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons à quatre étages, une petite place macadamisée ou des musiciens de la ligne jouaient des polkas d'Offenbach"

Cette description du square Napoléon, construit à l’emplacement de l'ex porte Bab Azoun, à l’entrée de la rue du même nom,  devenu ensuite  square Bab Azoun, puis Bresson et aujourd'hui square Port-Saïd, l'a peut-être rassuré ; et puis au fond du square, il a dû apercevoir le théâtre, l'Opéra comme on dira plus tard, dessiné par Chassériau, l'architecte de la Ville, venu de Marseille après avoir fini la Porte d’Aix ; il avait prévu les géniales rampes reliant le port et le boulevard de l'impératrice devenu ensuite boulevard de la république, aujourd’hui Che Guevara, imaginé , lui, par l’architecte Guiauchain dans la tendance Haussmannienne de l’époque ;là, il y avait l’hôtel d’Orient, de style néoclassique, ou séjourna, entre autres Karl Marx, en villégiature.

L’emplacement du théâtre avait d'abord été envisagé place Royale, centre-ville d’alors, devenu place du gouvernement mais le clergé trouvait inconvenant un tel bâtiment près de la cathédrale ! Ce théâtre, inauguré en 1853, avait 1200 places ; très endommagé par un incendie en 1882, il fut reconstruit et agrandi avec une salle des fêtes hispano-mauresque,jouxtant le marché de la lyre.

Et à côté du théâtre, le Grand café d’Alger, devenu ensuite Brasserie Tantonville (du nom de la bière Lorraine Tourtel,-Tantonville), nom conservé jusqu’à ces jours.

 Saint Saëns ne pensait pas alors que Samson et Dalila serait donnée ici une vingtaine d'années plus tard, avant Paris qui l’avait refusé (grâce à l'intervention de Franz Liszt, il sera joué en Allemagne dès 1877). On trouvera sur le site Alger-roi, le récit de Fernand Arnaudies sur l’histoire de l’Opéra d’Alger jusqu’en 1962. http://alger-roi.fr/Alger/opera/arnaudies/opera_arnaudies.htm

Extrait d'un plan d'Alger 1961 - L'emplacement du théâtre est le numéro 18.

 

Saint Saëns avoue dans ses souvenirs, que, fidèle à la Pointe Pescade, il fit néanmoins des sorties vers le centre-ville d'alors, la rue Bab Azoun,  la Place du Gouvernement ,puis la rue Bab el Oued  et plus loin le Lycée, construit à la place d’une ancienne caserne de  janissaires, et appelé successivement  impérial, national, grand lycée, lycée Bugeaud et aujourd’hui Abdelkader. Saint Saëns aimait aussi flâner dans la Basse Casbah,rue de la Lyre (qui s’appela d’abord rue Napoléon), ou rue Randon ( avec sa grande Synagogue, devenue aujourd’hui mosquée), percées à cette époque au grand dam de propriétaires expulsés, parfois même sans indemnisation ; dans ces rues  avec  cafés maures et  bazars; on se prend à imaginer qu'il a déjà repéré plus bas la rue des lauriers et l'hôtel de l'Oasis, près du théâtre, où il descendra plus tard, ou bien qu'il est passé rue du lézard ou est né Alexandre Arcady, ce réalisateur bien connu, lui aussi  du quartier, comme l’étaient Roger Hanin ou l’acteur réalisateur Pierre Blanchar, adolescent.

Avant 1830, sous l’ère ottomane,dans la basse casbah, 60% des maisons étaient déjà propriété de Marseillais, ou d’européens non-résidents, représentés par des mandataires, le reste des propriétaires était Juif ou Maure, comme on disait alors ; d’ailleurs, le 1° Maire d’Alger en 1830 fut un tel marseillais Ahmed Boudherba. Dans la Haute Casbah, les proportions étaient inverses. Ironie de l’histoire, l’armée alla chercher à Marseille ce premier maire français de la Casbah, et en 1962, à l’inverse, on y renvoya le dernier Maire de la Casbah, Français et fier de l’être, Hatab Pacha, descendant du dernier dey Hussein.

Après la mort de Saint Saëns,on découvrira que lors de ce premier séjour à Pointe Pescade, il a aussi écrit un joli poème « soir d'Algérie » :

"Quand le soir est venu, puis l'ombre et le silence,

Et l'é toile du ciel et celle du gazon,

D’un pas lent et discret je sors de la maison,

Pour goûter le repos de la nuit qui commence.

Je vois dans un jardin muet, sombre et désert,

Une vasque de marbre y répand son eau rare,

Don précieux et pur d'une naïade avare..."

 

En 1882, il écrit une partition « calme des nuits », bien proche de ce poème.

 

(Synthèse dans le prochain Mémoire Vive)

 

Jean Pierre Marciano