Tétouan, création de sa première école française en 1862

Tétouan, qui vient de l’arabe ‘’ Tétouane ‘’ signifiant ‘’ sources ‘’, est une ville située au nord du Maroc et un port important ouvert sur la Méditerranée. Sa population est essentiellement composée de Morisques, descendants de Musulmans originaires d’Andalousie, et de Juifs hispanophones obligés, lors de l’Inquisition de 1492, soit de se convertir au catholicisme, soit de s’exiler.
Dans la préface de l’ouvrage de Sarah Leibovici « Chronique des Juifs de Tétouan (1860/1896) » le professeur Juan Bautista Vilar, historien de l’Université de Murcie, qualifiait la ville de Tétouan de « petite Jérusalem » qu’il visita en septembre 1967 dans le cadre de ses recherches ; ce fut pour lui le point de départ de son intérêt pour les Juifs du Maghreb. Il considérait que la communauté juive de Tétouan était sans doute l’une des plus prestigieuses et rayonnantes d’Afrique du Nord sur le plan spirituel.

Grand rabbin Bengualid Isaac

Tétouan fut également la ville où fut créée en 1862 la première école française à l’initiative de l’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.) et du Board of Députies de Londres qui multiplièrent les initiatives pour l’émancipation des Juifs de Tétouan ; la question que l’on se pose alors : pourquoi Tétouan ?
La réponse prend en compte plusieurs éléments :
  - la situation sociale et économique de la communauté juive,
  - les retombées de la guerre hispano-marocaine en 1862 et de l’occupation de Tétouan par l’armée espagnole,
   - les importants efforts développés par certains notables locaux pour aboutir à cette création.
 Les interventions matérielles et financières apportées par les deux institutions citées plus haut contribuèrent d’une manière décisive à la réussite de cet événement.$

Entrée de la Judéria

Rappelons que l’A.I.U est une institution française, créée en 1860 à Paris sous l’inspiration d’Adolphe Crémieux qui en devint le président en 1863.
Cette création intervint alors que depuis longtemps les communautés juives étaient victimes de discriminations et de violences, notamment dans les pays de l’est de l’Europe, d’Afrique du Nord et du Moyen Orient. Avec son confrère anglais, Sir Mosès Montefiore, Adolphe Crémieux dut intervenir à plusieurs reprises à l’étranger pour régler des affaires juives ce qui l’amena à fonder l’A.I.U.
L’objectif poursuivi est multiple :
  - intercéder auprès des autorités politiques dans le monde au bénéfice des Juifs persécutés,
  - travailler à l’émancipation et aux progrès moraux des Juifs en développant un réseau d’instruction et d’éducation, en répandant et promouvant la langue, la culture et la civilisation françaises.
Dans ce contexte, la ville de Tétouan fut choisie par l’A.I.U. pour y créer la première école francophone.

L’occupation de la ville par l’Espagne marqua un tournant important pour la communauté juive, lui permettant une ouverture à l’Occident ; elle intervint à la suite de la guerre hispano-marocaine déclarée le 22 octobre 1859, en raison d’incessantes attaques de montagnards marocains contre la garnison espagnole de Ceuta, ville autonome. Les combats furent déclenchés le 11 décembre 1859, les troupes espagnoles débarquèrent à Ceuta et se dirigèrent vers Tétouan ; une violente bataille s’engagea et l’assaut fut donné. Les troupes marocaines capitulèrent et, dans leur retraite, s’introduisirent dans la Judéria, se livrant à des assassinats, pillages et incendies... Au regard d’une telle furie, l’armée espagnole prit la décision d’occuper Tétouan. À leur entrée dans la ville, les soldats furent frappés par un spectacle de cauchemar ; ils furent accueillis en libérateurs par la population juive meurtrie et hagarde ; ils étaient surpris,  se demandant qui étaient ces personnes qui leur souhaitaient la bienvenue dans la même langue qu’eux.
La ville fut occupée durant 27 mois, période pendant laquelle l’armée espagnole mena diverses réalisations en matière d’hygiène publique, d’urbanisation, d’éclairage ; un ayuntamiento mixte judéo-arabe fut mis en place ; la vie reprit dans la Judéria débordante d’animation.

Après cette occupation, le départ des troupes espagnoles, après versement d’une indemnité de guerre par le Maroc, provoqua dans la communauté juive la crainte de se retrouver dans la situation antérieure, à savoir dans l’obligation de se déchausser en passant devant une mosquée, de ne porter que des vêtements noirs afin d’être reconnue, de n’exercer que quelques professions…

Une rue de la Judéria                                                         

C’est dans ce contexte que fut décidée la création par l’A.I.U. de la première école francophone de Tétouan, décision qui avait déjà germé dans l’esprit de certains notables locaux.
Pour en arriver là, l’Alliance prit conscience de la nécessité préalable de faire connaître aux autorités religieuses les buts poursuivis par la Société ; l’entreprise était difficile. L’Alliance tint compte des rapports des missions effectuées par des personnalités anglaises et françaises pour le choix de Tétouan. Pour ce faire, il fallait obtenir l’assentiment des rabbins et des notables locaux, prendre en compte le caractère religieux et conservateur des Juifs tétouanais dans le respect absolu de leur foi. Pour mener à bien ces négociations, qui s’annonçaient difficiles, le choix se porta sur Emmanuel Ménahem Nahon, vice – consul de France à Tétouan, lui-même originaire de cette ville et particulièrement qualifié par sa connaissance du terrain.
Cependant, il se heurta dès le départ à la méfiance des conservateurs qui estimaient l’enseignement religieux suffisant. Par sa persuasion et son enthousiasme, il finit par venir à bout des dernières réticences et résistances ; il faut dire que dans cette entreprises, il reçut un soutien décisif en la personne du grand rabbin Bengualid Isaac, très respecté et écouté pour sa grande sagesse et son ouverture d’esprit, parfaitement conscient de la nécessité de sortir sa communauté de la misère morale et sociale dans laquelle elle s’était repliée.
Cette étape franchie, les notables locaux s’activèrent à monter de toutes pièces cette école. Ils s’engagèrent à fournir un local, le mobilier scolaire, comptant par ailleurs sur les subventions promises par l’Alliance et le Board ; quelques pères de famille prirent même l’initiative d’ouvrir une souscription, les plus aisés faisant des dons. Un local, nécessitant quelques travaux et capable d’accueillir 200 élèves, fut loué. M. Nahon obtint de son collègue espagnol  le don de 6 grands bancs provenant du théâtre créé par l’armée espagnole pendant l’occupation ; le local fut aménagé grâce à divers concours, souvent avec les moyens du bord. Quand tout fut prêt, l’ouverture officielle fut fixée au mardi 23 décembre 1862 prenant un caractère des plus solennel et officiel ; de nombreuses personnalités étaient présentes, parmi lesquelles les membres de la Junta, les rabbins, le corps consulaire, des autorités marocaines musulmanes et de nombreux pères de famille. La séance fut ouverte par le grand rabbin Bengualid Isaac, lequel insista sur la valeur bienfaisante des études, soulignant l’action de l’Alliance et du Board et les efforts consentis par la Junta ; il avait lui-même inscrit ses petits-enfants pour donner l’exemple ; différentes personnalités prirent ensuite la parole. La rentrée des classes fut fixée au dimanche 28 décembre, 110 élèves étaient déjà inscrits.

Rue principale de la Judéria

Les débuts rencontrèrent quelques difficultés, notamment du point de vue de la langue ; l’enseignement était censé n’être dispensé qu’en français, or les élèves ne parlaient que la hakétia (langue judéo-espagnole) ; d’autre part, les élèves devaient apprendre à écrire et lire de gauche à droite alors que les cours religieux se faisaient de droite à gauche. À la mi-janvier 1863, l’effectif passa à 157 alors que germait déjà un projet de création d’une école de filles qui ouvrit finalement le 4 avril 1864 et n’accueillit que 70 élèves au départ.
Après une dizaine d’années quelque peu difficiles vécues dans un climat entaché de violences et de discriminations, les deux écoles connurent des progrès significatifs. Les notables locaux prirent conscience de la nécessité de sortir une grande partie de la communauté juive de sa misère économique ; la solution : créer un centre d’apprentissage d’autant que de nombreux métiers lui étaient interdits.

En novembre 1868, M. Levy Cazes, maire de la Junta, prit l’initiative d’envoyer un rapport à l’A.I.U. insistant sur le fait que seul l’apprentissage des métiers aurait la faculté de garantir un gagne-pain aux plus pauvres et d’élever leur niveau pour un avenir meilleur. Ainsi furent jetées les bases d’une école d’apprentissage, le ton était donné pour inciter l’A.I.U. à poursuivre et développer son œuvre en créant d’autres écoles à Tanger, Saffi, Bagdad, Andrinople, Jaffa, Alep…

Le groupe de recherche sur les Juifs d’Afrique du nord

André TORDJMAN

Bibliographie : Sarah Leibovici, Chronique des Juifs de Tétouan (1860-1896), Maisonneuve et Larose, 1984

Extrait du Mémoire Vive n°65