Retour en Algérie

Devant tous les mensonges qui continuent à s’accumuler sur l’aventure partagée pendant 130 ans entre toutes les communautés présentes en Algérie, il nous semble important de montrer que, en dépit des affirmations à charge contre cette histoire, celle-ci reposait sur des femmes et des hommes dont les relations étaient bien loin de ce que l’on prétend aujourd’hui. Il n’en est que pour preuve l’accueil réservé à ceux d’entre nous qui sont retournés sur leur lieu de vie, là-bas dans ce pays quitté dans le déchirement. Les preuves de cet accueil fraternel ne manquent pas et nous avons décidé d’en publier quelques récits qui nous ont été confiés.

Nous commencerons aujourd’hui par celui d’Edgar Chauvin, auteur du livre Sersou dans lequel il raconte sa vie dans cette région de l’Algérie et ses relations avec ses voisins musulmans, notamment B., gros éleveur de la région qui l’avait porté bébé dans ses bras, gardien de la ferme, qui avait participé à la bataille de Monte Cassino et qui avait encore la photo de E.Chauvin dans son portefeuille lors de sa venue, et Si M’. E.Chauvin est retourné en 1975 sur ces lieux tant aimés avec un couple d’amis métropolitains qui ne connaissaient rien à ce pays ; ils ont découvert avec stupéfaction et émotion à quel point « ils s’aimaient » !

C’est le récit de ce retour que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui.


En 1975, nos amis patos G et J connaissant quelques interrogations quant au oui qu’ils avaient voté, eux aussi, pour se débarrasser de l’Algérie, me demandèrent un jour : « emmène-nous en Algérie ».
On embarquait à Marseille car il n’y avait pas de voyage possible en Algérie sans auto : une R 16 avec cocarde tricolore au pare-brise puisque G était Conseiller Général. Je n’ai d’ailleurs vu ce macaron qu’en fin de voyage et j’ai alors mieux compris tous les bonjours, tous les saluts anonymes de ces « algériens » qui nous voyaient passer. Que le Sersou agite les bras quand les Chauvin passaient, je veux bien ; mais voir les Mozabites, les Kabyles, les Chaouias, les OuledNaïls et toute l’Algérie se retourner sur nous avec le sourire et s’approcher de la voiture pour nous serrer les mains, je trouvais l’accueil vraiment très chaleureux. Nous pensions que nos allures de Français, que les cheveux blonds et les yeux bleus de nos bretons et que le teint partiellement bronzé de ma femme et moi-même, expliquaient toutes les gentillesses et amabilités dont nous étions l’objet. C’était peut-être cela mais c’était surtout le macaron tricolore. Pour tous ces inconnus, nous n’étions pas Tchèques, Yougoslaves ou Allemands : nous étions bel et bien des Français.

Nous voilà donc arrivés en rade d’Alger. Je ne vous dirai rien des yeux de ma femme comme des miens qui regardaient notre Alger. Je ne vous dirai rien non plus des yeux de G et J qui étaient en train de s’apercevoir que l’attachement et l’amour d’une terre pouvaient se lire sur des visages. Pour eux, ce n’était qu’un début à leurs découvertes. G et J étaient gens de cœur, ils eurent à beaucoup souffrir le restant du voyage et, au retour, Marseille les retrouva muets, écrasés d’émotion, leurs intelligences aussi connurent bien des agitations et il fallut attendre bien six mois pour les entendre dire :
« Ce n’est pas notre faute. A nous aussi on a beaucoup menti. Mais jamais, jamais, nous n’aurions cru si nous n’avions pas vu. »
Et pendant 20 jours, G et J ont vu.

A Alger, ils ont vu leur ami parler arabe pour avoir la meilleure table, une chambre quand l’hôtel était complet, un gardien anonyme pour son auto. Dans une ville où l’OAS avait fait tant de morts, cette complicité de chaque instant entre cette foule et un pied-noir relevait pour eux de la bibliothèque rose. A moins qu’il ne s’agisse de l’inimaginable.

Octobre 1959 - Le Sous-Fréfet ainsi que le maire de Burdeau serrant la main de Djilali. Entre les deux Edgar Chauvin.

Arrivés au Sersou, à Burdeau très exactement, G et J déjà ébranlés, devaient toucher du doigt, attraper à pleines mains cet inimaginable et vivre 30 minutes qui, à n’en plus douter, devaient faire d’eux, désormais, des êtres différents de ce qu’ils étaient jusque-là. Pendant 30 minutes qui parurent sans fin, ils vécurent la générosité, la magnanimité, l’affection et tout ce qui peut induire la fraternité. Cette fraternité qui met à genoux les hommes de bonne volonté. Alors pendant une demi-heure, G et J ont embrassé des gros, des grands, des maigres, des barbus, des petits et tous ceux qui les prenaient à bras le corps pour leur dire dans un arabe qu’ils ne comprenaient pas : « merci, merci d’être venus nous voir »
Il nous aura donc fallu, à tous les quatre, récupérer nos têtes, nos cœurs et nos corps qu’on tirait par ici ou par-là, pour sortir du village, faire 3 kilomètres, s’asseoir sur le bord de la route, souffler, respirer, sortir nos mouchoirs pour tenter de nous essuyer le visage couvert de larmes, de sueurs et de morve séchées. Muets, abasourdis, dans un autre monde. Je venais de revoir beaucoup d’amis. Je n’avais pas encore vu ceux que j’étais venu revoir. Revenus au village, ils étaient là, tous les trois, A, Si M et B, sérieux, sur le bord du trottoir. Le téléphone arabe avait bien fonctionné. A est venu à la vitre, grave et m’a dit : « rendez-vous à la ferme, on vient ».  « Qui est-ce ? » m’a demandé G. « Tu vas voir ». Un quart d’heure après nous étions tous réunis, seuls. B que je n’avais jamais vu à genoux s’était un peu écarté pour prier. Si M me regardait longtemps, fixement, A voulait parler mais le ne pouvait pas, Paule, ma femme, pleurait à chaudes larmes, G et J étaient raides et moi je pleurais aussi comme un gosse.

B qui en avait fini avec ses remerciements au Bon Dieu, me prit la tête dans ses grosses mains et me dit, nez contre nez : « je savais que tu reviendrais ».
Les retrouvailles étaient finies, ou presque. Il ne nous restait plus qu’à nous raconter nos onze ans de séparation. Il nous aura fallu toute la nuit. Il a fallu manger un agneau en méchoui, du couscous et boire du lait aigri qui a un peu surpris mes amis patos. Mais ils ont bu car ils avaient bien compris qu’on ne refuse pas le lait qu’offre un Arabe.

Si M, A et B m’ont parlé de l’Algérie. Ils m’en ont parlé comme des Arabes qui savent assumer leur destin, la volonté de Dieu. Ils savaient surmonter leurs déceptions, leurs regrets. Ils étaient encore tout surpris et heureux d’avoir pu sauver leurs têtes. La grande peine qui les habitait de voir l’Algérie sombrer corps et biens se voyait mais ils ne la disaient pas. Si M’ disait sa conviction de voir les Arabes punis depuis longtemps et pour toujours sans qu’il sache trop pourquoi. Seul B crachait sur « tous ces chiens qui font la loi ».

Bien sûr, pour répondre à leurs questions, je leur ai parlé des français. Moi aussi j’ai parlé de mon pays avec pudeur. Je ne leur ai pas dit « l’accueil » qu’on m’avait réservé à mon arrivée. Ils n’auraient pas compris qu’on ne m’ait pas accueilli comme un frère. Ils auraient été trop déçus. J’ai voulu laisser intacte l’image qu’ils avaient de la France.
Nous avons reparlé de la guerre que nous avions connue, de nos peurs, de nos angoisses. On y était. Et puisqu’on en était tous sortis vivants, on riait de nos moments d’extrême tension, de nos révoltes inutiles, de nos coups de cœur dangereux. « J’ai cru qu’on avait trop de chance et qu’elle ne durerait pas » disait Si M’.

G et J qui ne comprenaient pas l’arabe avaient tout le temps pour mesurer l’inoubliable et criminelle ambigüité qui avait vu les Français et les Arabes s’entre-tuer. Ils n’ont jamais oublié leur « périple barbaresque » comme ils disent aujourd’hui. Non ils ne l’ont jamais oublié et ils ne savent plus aller dans les rues de Toulouse sans repérer un « immigré » et aller lui faire la causette. La guerre du Golfe ayant provoqué quelque crainte, G ne manque pas de s’exclamer : « surtout qu’on n’y touche pas devant moi ! ». Quant à parler de l’Algérie, lui comme J font comme nous maintenant. « Nos saloperies, disent-ils à la cantonade, mieux vaut ne plus en parler … s’il nous reste 2 sous de dignité ».

[…] Mes enfants, SERSOU a été écrit pour eux. Pour avoir toujours voulu les tenir à l’abri des chaos, des peurs et pour n’avoir jamais voulu leur faire partager notre révolte et notre amertume, j’ai attendu qu’ils soient adultes pour leur écrire une longue lettre. Je sais aujourd’hui que les 2 aînés avaient su cacher leurs peurs et qu’à la ferme, certaines nuits, ils se serraient l’un contre l’autre, sous les couvertures, pour que « les fellaghas ne les trouvent pas ». A reparler de ces nuits de frayeurs, D (41 ans) qui a maintenant 2 grands enfants ne peut s’empêcher de leur raconter : « oui, mes petits, il était interdit d’avoir peur. Il fallait trembler en cachette ». Je regrette aujourd’hui d’avoir imposé tant d’épreuves à mes petits innocents. J’avais 30 ans et je ne savais pas. Heureusement ils m’ont tout pardonné et largement.
D est retournée au Sersou avec son mari (né en Haute Loire : un Burgonde en quelque sorte). Eux aussi sont revenus muets. Tous les deux portent maintenant l’Algérie dans leurs tripes.                                                                                           
Mon fils J (36 ans) qui est agriculteur vend des pastèques aux « Maghrébins »  de Toulouse. Tout naturellement ils en ont fait leur fils. A ses collègues, agriculteurs ariégeois, qui demandent la recette pour pénétrer « le milieu bougnoule », il sait leur répondre : « la recette ? C’est dans les yeux qu’elle existe. Et avec votre regard, jamais vous ne réussirez à leur vendre une figue » !
Quant à C (31 ans), ma dernière, devant son mauvais caractère, hargneux, coléreux, les arabes qui passent à la maison ne manquent pas de lui rappeler « ça se voit que tu es née au milieu de la Willaya IV. Tu es aussi sauvage qu’eux » ! Et tout le monde rigole, y compris C à qui il ne déplait pas de se savoir capable des quatre cents coups !

18 Mars 1991