[PARTIE 2] L'évolution démographique de l'Algérie française et ses conséquences

II - Conséquences du constat démographique

Deux conséquences majeures seront ci-dessous présentées.

II-1/ L'Algérie colonie de peuplement?

La publicité, sous forme de guides et de brochures, faite en faveur de l’émigration se développe considérablement dans les années 1850. Elle attire en Algérie surtout des familles des départements du sud de la France, y compris de Corse.

Les résultats du recensement de 1881 évaluent la population totale en Algérie à 3.255.000 habitants, dont seulement 413.000 non musulmans (12,7%), et parmi ceux-ci, 55.9% de Français et 44.1% d’étrangers. Les Espagnols et les Italiens sont majoritaires et représentent 79% des étrangers :

A côté de la publicité officielle de l’état français, des événements ponctuels provoquent d’autres arrivées : ce fut le cas en 1848 avec les ouvriers chômeurs parisiens, puis en 1870 et 1871 avec les déportés politiques de la Commune et les Alsaciens-Lorrains (6).

Mais il y a d’autres arrivées ensuite avec la crise de la viticulture liée au Phylloxera, dans le dernier quart du XIXième siècle, et, plus généralement avec des paysans de régions pauvres attirés par les concessions de terres. Mais il n’y aura pas de peuplement massif et l’expression souvent utilisée de colonie de peuplement paraît de ce fait relativement impropre à décrire ce que fut l’Algérie française.

Pourtant l’administration a largement accepté l’immigration étrangère, puis en 1889 elle a légiféré pour donner encore plus facilement la nationalité française aux étrangers.

L’Espagne (principalement sud-est de la péninsule et îles Baléares) et l’Italie fournirent les plus gros contingents, en Oranie surtout pour les premiers et dans le département de Constantine pour les seconds, proximité oblige. D’autres pays envoyèrent également des contingents, certes moins importants : Suisses, Belges, Allemands (7) , Grecs, Maltais, etc. Trop peu nombreux pour former de véritables communautés, ils s’assimilèrent très vite.

La loi du 26 juin 1889 marque la volonté de donner plus facilement la nationalité française aux étrangers, pour les assimiler et peupler la colonie. Elle a aussi, accessoirement, pour but d’augmenter le nombre de Français et donc le nombre de soldats mobilisables dans un esprit de revanche après la défaite de 1871 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Mais c’est un autre sujet !

Toutes ces personnes, aux talents professionnels et aux origines sociales et culturelles diverses, le plus souvent très modestes, et malgré leur nombre très insuffisant, finirent par constituer une expérience, unique dans l’histoire, d’un peuple européen en formation.

Notre ami et universitaire Louis Martinez en avait proposé l’analyse, lors d’une conférence organisée par le Cercle Algérianiste de Marseille en 2012 . Citons un passage de son intervention :

Pourtant cette plèbe se transformait en peuple : une classe moyenne sinon bourgeoisie se formait, avec des élites intellectuelles et artistiques, souvent consacrées par la réussite aux grands concours nationaux. Notre société « créole » était en voie de structuration et de hiérarchisation, ce qui pouvait compenser l'absence radicale d'une noblesse au sens social du terme dès les origines. Malheureusement beaucoup de ces élites nouvelles étaient happées par la Métropole soit physiquement soit mentalement : libéraux, socialistes, voire communistes vivaient au diapason de Paris et en attendaient les consignes. Le peuple naissant et qui ne s'est conçu comme tel que devant le péril mortel, a été écrasé et jeté dans l'exil.

Si l’Histoire avait donné encore du temps à l’Algérie française, il est probable que ce peuple en formation aurait pu entrainer avec lui une partie de la société indigène musulmane. Là encore, notre ami Louis Martinez en avait évoqué l’hypothèse, lors d’un entretien au CDHA le 13 novembre 2013. Ecoutons-le :

D'abord ces deux groupes sont séparés l'un de l'autre, par le statut familial, la religion, etc. Mais ils ont en commun, ce qui est capital, l'école. C'est l'école qui a formaté. Qu'on le veuille ou non. Mon prof de sciences-nat, monsieur Irèche, nationaliste, à l'indépendance a refusé de donner le Bac à des moudjahidin, parce que « le baccalauréat est un diplôme français, j'en suis responsable en tant que recteur de l'académie d'Oran et si les moudjahidin veulent avoir des décorations, qu'ils aillent les chercher ailleurs ». Ils l'ont emprisonné. Ça, c'est deux fois le produit de la France. D'abord, par son instruction, ensuite parce qu'il a une éthique non tribale. Pour lui, la loi est au-dessus du sentiment de faire coude (sic) avec les combattants héroïques de la révolution algérienne. Donc, on ne peut pas fermer la porte à ce type de production. La France a produit ça aussi.

II-2/ Le prodigieux essor de la population musulmane et ses conséquences à long terme

Le second élément du constat démographique est sans conteste l’essor exponentiel de la population musulmane. En un siècle, la population musulmane de l’Algérie a quadruplé. Pour certains hommes politiques, ce serait la preuve d’un génocide ! Curieuse analyse. Pour les historiens, ce résultat est le fruit d’une politique sanitaire efficace, soucieuse du mieux-être des populations les plus démunies. Celle qui a permis à des personnes, neuf fois plus nombreuses que les Européens décidés à leur faire profiter des progrès de la médecine, d’être prises en charge par un système de Santé Publique qu’elles n’avaient jamais connu. De bénéficier des campagnes de vaccination et de lutte contre les épidémies, de bénéficier gratuitement, et souvent à domicile, des soins prodigués par les médecins de colonisation, jusqu’aux fins-fonds du bled !

Sur les trois premiers quarts du XXe siècle, le taux de croissance annuel de la population musulmane résidant en Algérie a été certes irrégulier, mais il n’a été faible (en dessous de 0,5%) que pendant dix ans ; en revanche, il a été fort (plus de 2%) pendant 34 ans :

Les derniers taux de croissance du tableau 10 sont parmi les plus forts du monde, en plein milieu du XXe siècle. Remarquons au passage que le chiffre très élevé de la période 1954-1966 (3,36 % par an), période de la guerre d’Algérie, rend totalement irréaliste le million et demi de « martyrs » annoncé par les autorités algériennes (9) , et l’accusation de génocide portée contre la France !

Commentant ces chiffres, Xavier Yacono estimait que la démographie faisait qu’à long terme, l’Algérie ne pouvait rester française, à moins d’une modification totale des manières de vivre de l’une ou de l’autre communauté… Pour doubler, il a suffit d’un quart de siècle à la population algérienne. Un tel déferlement humain ne peut avoir que de graves et multiples conséquences. L’augmentation du niveau de vie ne peut se produire que si les ressources se développent plus vite que la population. Or, c’est l’inverse que l’on a pu constater en Algérie, comme dans un grand nombre de pays africains, depuis les indépendances. La croissance économique (à ne pas confondre avec la rente pétrolière) n’a jamais rattrapé la croissance démographique. Pas assez d’emplois, pas assez de production agricole, pas assez de logements, pas assez d’équipements de base pour répondre aux besoins d’une population croissante et aux désirs de consommation calqués sur ceux des pays développés, ont conduit aux phénomènes migratoires que nous connaissons aujourd’hui.

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6 : La loi du 21 juin 1871 réserve 100.000 hectares de terres pour l’installation des alsaciens-Lorrains.

7 : Un organisme se donnant pour but de recruter des colons dans les pays du nord de l’Europe est envisagé en 1841, avec pour objectif d’installer mille familles en Algérie. Mais la proposition n’est pas suivie d’effet. Hésitation politique, encore. Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, l’action d’agents recruteurs « privés », hors de toutes dispositions légales.

8 : Le Jeudi 13 décembre 2012. L’intervention de Louis Martinez avait pour titre : « Revendiquer deux patries : privilège et déréliction. Français ? D’Algérie ? Qu’étions-nous ? »

9 : Le chiffre réel serait proche de 300 000. Cf à ce sujet : Xavier Yacono, De Gaulle et le FLN, 1958-1962, l’échec d’une politique et ses prolongements, Editions de l’Atlanthrope, 1989, pp. 56 et 57

 

Jean-Pierre SIMON