Notre dossier : enseignants en Kabylie (4e partie)

Yah, Mouloud, yah ! Arbat al carossa (1) !

7h30, c’est l’heure de se préparer. Ma soeur a huit ans, j’en ai six et demi, et nous partons pour l’école de Mirabeau (Draa ben Khedda) dans nos tabliers noirs boutonnés dans le dos.

Quand je monte dans la voiture tirée par une vieille jument, « l’Adjouza », je crains toujours que ses sabots glissent sur l’asphalte mouillé, et que l’animal s’affale sous la voiture, ce qui arrive parfois. À cent mètres derrière nous, la charrette à quatre roues de Belkacem nous suit. Son père possède une petite exploitation qui jouxte notre propriété.

Un peu plus tôt, les élèves kabyles qui habitent Sidi-Naamane, et qui ont moins de chance ont traversé la rivière après s’être dévêtus. Puis ils ont fait un feu pour se sécher, après quoi il leur reste un bon kilomètre et demi à parcourir à pied. Arrivés à l’entrée du village, le fils Bellanger qui a le même âge que moi nous attend. Il grimpe sur le marchepied de la voiture jusqu’à l’école.

Celle-ci est divisée en trois parties, la classe unique mixte (garçons et filles) de 36 élèves (50% de Musulmans) de Melle Baudru (19 ans, et c’est la première fois qu’elle enseigne), la classe du certificat d’études de M. Ibazizen (2), le directeur de l’école, et l’école coranique. Dans notre salle de classe qui ressemble à s’y tromper à une école de province française, tout rappelle la France : les cartes de géographie, les affiches de la SNCF qui nous aident à imaginer un pays merveilleux toujours vert, avec des rivières où l’eau limpide coule même en été, et beaucoup de petits villages aux toits rouges avec leurs églises au centre.

Mlle Baudru nous enseigne la lecture et l’écriture sur nos ardoises grises, mais doit quelquefois résoudre des problèmes avec Mohand, un garçon musulman d’une quinzaine d’années qui l’a un jour menacée avec un grand couteau. C’est le garde-champêtre kabyle, Baba Assi, qui a filé une rouste au garçon devant toute la classe, et le problème s’est réglé comme cela.

Moi, ce que j’aime c’est jouer à plante couteau dans la cour de récréation avec Belkacem et Slimane.

Dans la classe de M. Ibazizen, on entend les enfants chanter « où t’en vas-tu soldat de France tout équipé prêt au combat, plein de courage et d’espérance où t’en vas-tu petit soldat ».

Mlle Baudru a appris très jeune ce qu’est la diversité, et elle n’en a pas fait un fromage. Elle était très belle, et je crois bien que j’étais amoureux d’elle.

- « La scolarisation française en Algérie a fait faire aux indigènes un bond de mille ans ». Belkacem Ibazizen (Le pont de Béreq’Mouch)

- Premier avocat à prêter serment en 1924 à la 1ère Chambre de la Cour de Paris, il entrera au Conseil d’Etat trente-cinq ans plus tard.

Pierre Décaillet

(1) Attèle le buggy. (2) Ibazizen, famille kabyle très connue pour ses grands intellectuels.

Extrait du Mémoire Vive n°63