Les Algériens se trouvèrent divisées quant à l’attitude à adopter face au conflit franco-allemand ; parmi leurs élites, une minorité dont Chakîb Arslân était séduit par l’idéologie nazie et écoutait Radio Bari qui émettait en arabe ; les Italiens finançaient le comité d’action révolutionnaire nord-africain (C.A.R.N.A.) né au sein du P.P.A. Messali s’était prononcé pour l’insoumission et le refus de porter les armes. Par contre , le docteur Bendjelloul conseiller général de Constantine, Ferhat Abbas ou encore le cheikh Ibrâhimi vice président des Oulémas réformistes se prononcèrent pour le soutien à la France.
Qu’en fut-il des obscurs militants ? Certains se firent gloire plus tard de leur insoumission et y acquirent quelque célébrité comme Lamine Debaghine qui prit la direction du P.P.A. clandestin en 1942 et jouera un rôle important au F.L.N. dès le début de l’insurrection. Mais il semble bien que la grande masse de la population masculine musulmane répondit présent à la mobilisation « dans un ordre et une discipline admirable » si l’on croit le gouverneur général Le Beau. La défaite française surprit les Musulmans d’Algérie, mais au début du moins, le régime de Vichy fut bien accueilli tant était grand le prestige du maréchal Pétain ; l’abrogation du décret Crémieux fut reçu avec une certaine satisfaction.
Toutefois, Pétain annonça des réformes qui ne vinrent jamais et, au contraire, se lança dans une politique répressive. Ferhat Abbas adressa alors au maréchal en avril 1941 un mémoire intitulé l’Algérie de demain qui proposait un plan de réformes inspirée de la révolution d’Ataturk en Turquie. Il reçut une fin de non recevoir. Quelques jours auparavant Messali avait été jugé pour atteinte à la sûreté de l’état et condamné à seize ans de travaux forcés et nombre de ses amis s’étaient vu infliger des peines comprises entre dix et quinze ans de prison. Le cheikh Ibrâhimi avait été également emprisonné ainsi que quelques militants membre des Oulémas. Parallèlement la situation économique de l’Algérie se détériorait, hiver 1940-41 rigoureux, pénurie de céréales et de matières premières, hausse des prix des denrées alimentaires. Le général Weygand, devenu gouverneur général de l’Algérie le 17 juin 1941 avisait Vichy du changement de la population : « les Musulmans se montrent indisciplinés, impolis parfois insolents ». Le 27 août 1941 le docteur Bendjelloul prévenait Vichy « du fossé creusé entre Français algériens et Musulmans …La situation est très grave » ajoutait-il. C’est dans ces conditions dramatiques que survint le débarquement allié de novembre 1942. Le général Giraud, nouveau proconsul en Algérie se révéla plus soucieux de lever une armée en mesure d’aider les anglo-américains, que d’appliquer un minimum de réformes indispensables à l’amélioration de la qualité de vie tant des Français que des Musulmans d’Algérie. En décembre 1942, douze personnalités algériennes envoyèrent aux nouvelles autorités responsables un « message subordonnant la participation des Musulmans à l’effort de guerre, à l’élaboration d’un nouveau statut politique et économique basé sur la justice sociale et assurant leur affranchissement politique ». Cette fois encore, ils reçurent une fin de non recevoir.
A un deuxième message, les autorités répondirent qu’elles réuniraient une commission chargée d’étudier les problèmes. Comme les autorités tardaient à réunir la commission, Ferhat Abbas et ses amis décidèrent d’adresser un Manifeste aux nations alliées. Le Manifeste du peuple algérien contre signé par trente personnalités algériennes, conseillers municipaux, généraux, délégués financiers, fut remis officiellement le 31 mars 1943 au gouverneur général Peyrouton, et le lendemain aux représentants des forces alliées. Le texte contenait entre autres les revendications suivantes : condamnation et abolition de la colonisation, reconnaissance de la nationalité et de la citoyenneté algériennes, droit du peuple algérien à disposer de soi, et surtout l’Algérie demandait à être dotée d’une constitution propre, « républicaine et sociale ». Le gouverneur général accepta le texte comme base de réformes à venir et demanda aux signataires de définir un programme moins ambitieux et donc plus facilement applicable. Le nouveau document connu sous le nom d’Additif au Manifeste fut remis au général de Gaulle le 10 juin 1943. Si certaines revendications avaient disparu pour ne par heurter certains lobbies, entre autre le colonat, le fond n’avait pas changé puisqu’il réclamait « à la fin des hostilités, la création d’un état algérien doté d’une constitution propre qui serait élaborée une assemblée algérienne constituante élue au suffrage universel par tous les habitants de l’Algérie ». Avec toutefois une concession importante, « un droit de regard de la France et une assistance militaire des Alliés en cas de conflit ». Mais Peyrouton avait été remplacé le 1er juin par le général Catroux, et ni lui, ni de Gaulle n’étaient en mesure d’accepter les principes du Manifeste. De Gaulle, par contre proposa dans un discours prononcé à Constantine le 12 décembre 1943 un certain nombre de réformes que le cheikh Ibrahîmi et Messali mais aussi Ferhat Abbas accueillirent avec dépit, car très en deçà de ce qu’ils espéraient. Finalement, une ordonnance du 7 mai 1944 octroyait à certaines catégories la citoyenneté française, ce qui concernait 65 000 nouveaux électeurs musulmans votant au Collège Unique avec les Européens. En réaction, le 14 mars 1944, fut créé le mouvement des Amis du Manifeste Algérien, qui devint Les Amis du Manifeste et de la Liberté (A. M. L.) ce qui équivalait à la création d’un parti nationaliste algérien « bourgeois » dont les revendications rejoignaient celles des « prolétaires » du P.P.A. Abbas avait d’ailleurs quelques temps auparavant rencontré Messali qui avait été libéré et assigné à résidence, pour tenter de mettre au point une plate-forme commune, Messali ayant cédé momentanément sur l’idée d’une République algérienne associée à la France. Le P.P.A. avait quant à lui, lancé dès décembre 1943 une campagne de refus de la mobilisation ; parmi des militants arrêtés pour avoir mené cette action se trouvait Ben Khedda, futur président du G.P.R.A .L’année 1944 vit l’étalage au grand jour de revendications nationalistes provenant d’obédiences aussi différentes que des jeunes issus des scouts musulmans, de militants du P.P.A. toujours clandestin, ou des Oulémas dont certains avait fait le voyage au Caire pour animer un comité de défense de l’Algérie. Parallèlement le mouvement des A.M.L. d’Abbas voyait son nombre d’adhérents augmenter. Mais la police constatait que nombre de nouveaux militants des A.M.L. étaient également des militants du P.P.A. La Conférence centrale des A.M.L. qui se tint du 2 au 4 mars 1945 en l’absence d’Abbas malade vit triompher les thèses radicales du P.P.A. à savoir l’indépendance immédiate de l’Algérie ; l’idée de fédération avec la France étant rejetée, par contre était adoptée l’idée d’une Algérie libre et fédérée dans une ligue des nations arabes. Abbas et ses amis eurent bien conscience qu’ils étaient débordés, mais c’était trop tard ; le 2 avril 1945 ils lançaient un appel au calme. Auparavant, le préfet de Constantine notait dans un rapport au gouverneur, « toutes les circonstances favorables à l’éclosion d’événements graves sont réunies ».
Le 31 mars 1945, ce même préfet lançait un appel à la prudence : « il convient de veiller à ce qu’aucun événement sanglant ne sépare définitivement Français et Musulmans ». Le 19 avril, Messali était arrêté. Le 1er mai des manifestants réclamaient la libération de Messali ; à Alger, des heurts violents opposèrent nationalistes et forces de l’ordre et firent 3 morts et 13 blessés chez les manifestants ; la police procéda entre le 2 et le 6 mai à une trentaine d’arrestations préventives ; les services de renseignement étaient convaincus qu’une insurrection générale devait être déclenchée le jour de l’armistice, ce que démentirent plus tard les dirigeants du P.P.A. Toutefois, ils conviennent qu’il y avait bien idée d’insurrection, mais à une date non précisée, et que Messali avait donné son accord pour la proclamation d’un gouvernement algérien près de Sétif, à la ferme des Maïza. Quoiqu’il en soit, le 8 mai, éclatèrent les tragiques événements de Sétif et du Constantinois dont le bilan très lourd, tant du côté européen que musulman, demeure toujours controversé. Encore aujourd’hui, l’Algérie veut honorer les 45 000 victimes de la répression, chiffre hautement fantaisiste. Mais il est assuré que face à l’ampleur de la répression, la direction politique du P.P.A. décida de reporter sine die toute idée d’insurrection générale ; Messali aurait même à compter de ce jour, considéré l’insurrection comme une utopie. Aussi, après son amnistie et son retour en Algérie, il décida de se lancer dans des actions de type légaliste et créa un nouveau parti, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (M.T.L.D.) qu’il présenta aux élections de novembre 1946. Cette option mécontenta une partie des militants qui voulaient continuer la lutte clandestine armée, dont le docteur Debaghine, déjà cité. Les partisans de la lutte armée obtinrent le 12 février 1947 la création d’un P.P.A. clandestin doté d’une branche militaire secrète, l’Organisation Spéciale, l’O.S. L’O.S. se lança dès 1948 dans le terrorisme, puisque au cours de cette année, 20 Musulmans pro-français furent assassinés et 8 grièvement blessés. Des groupes de l’O.S. furent arrêtés en 1949 dans la région de Jemmapes alors qu’ils effectuaient des manœuvres militaires. C’est un commando de l’O.S. composé de Ben Bella et de Aït Ahmed qui organisa le hold-up de la grande poste d’Oran en avril 1949. Les renseignements généraux estimaient début 1950 que l’O.S. comptait 1 800 hommes. Parmi les dirigeants de l’O.S. on note des noms qui deviendront des célébrités du F.L.N. tels que Mohamed Khider, Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf ou encore Hocine Aït Ahmed. Au printemps 1950, la police française procéda au démantèlement de l’O.S. ; 363 membres furent arrêtés, dont 252 furent maintenus en détention parmi lesquels Ben Bella et Khider. Messali tenta alors de renforcer son pouvoir au sein du M.T.L.D. ; mais le culte de la personnalité dont il usait et abusait était de plus en plus dénoncé par de nombreux militants. En mai 1952, Messali était expulsé d’Algérie. La tenue d’un congrès en avril 1953 révéla les divisions entre messalistes et anti messalistes ; une troisième force désireuse d’offrir une médiation, échoua. En août 1954, l’implosion du parti était consommée. D’anciens membres de l’O.S. décidèrent de recréer une organisation de combat ; vingt-deux militants se donnèrent une direction collective : Ben Boulaïd, Ben M’hidi, Bitat, Boudiaf et Didouche. Khider, Aït Ahmed et Ben Bella membres de la délégation M.T.L.D. au Caire donnèrent leur aval. S’y ajoutèrent les Kabyles Belqacem Krîm et Ouamrane. De ces trois groupes devait naître le Front de Libération Nationale le 10 octobre 1954. Il prônait l’insurrection générale qui devait aboutir à « la restauration d’un état algérien démocratique et social dans le cadre des principes islamiques ». L’action armée devait être lancée dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre. Simultanément, un texte émanant de la direction du F.L.N. annonçait les objectifs intérieurs et extérieurs de la lutte parmi lesquels on relèvera la volonté d’internationaliser le problème algérien ; dans ce même texte il était proclamé qu’au jour de l’indépendance « les intérêts français …seraient respectés ainsi que les personnes et les familles ».
Tous les noms des vingt- deux militants de l’été 1954 qui devaient constituer l’ossature du F.L.N. étaient connus de la police ; tous étaient fichés ; presque tous avaient été interpellés ou arrêtés au moins une fois dans leur vie. Les renseignements généraux ne connaissaient pas l’existence du F.L.N. mais savaient que s’était constitué « un groupe autonome d’action directe » visant à commettre des actes terroristes sur tout le territoire algérien et qui avait pris le nom de C.R.U.A. (Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action). Mais le C.R.U.A. était divisé entre partisans d’un soulèvement général à court terme et attentistes. Lors de la tenue d’un congrès en juillet 1954, les attentistes furent désavoués et le C.R.U.A. se saborda. C’est donc quelques semaines plus tard que naquit le F.L.N. La police savait également qu’il existait de graves tensions au sein du P.P.A. entre extrémistes et modérés- Boudiaf ayant été victime d’un attentat perpétré dans la Kasbah par les messalistes ; il riposta avec ses partisans par une expédition punitive au siège du parti place de Chartres. En fait, les responsables de la sécurité en Algérie étaient obnubilés par les rivalités entre les nationalistes, espérant peut-être qu’ils se neutraliseraient, ce qui occulta vraisemblablement la naissance du F.L.N. Mais la menace d’événements graves planait.
C’est pourquoi le 23 octobre, le gouverneur général Léonard réunissait dans son bureau Jean Vaujour le directeur de la sûreté et M. Trémeaud le préfet d’Alger pour les informer des derniers rapports des R.G. et leur annoncer sa décision d’envoyer un courrier au ministre de l’Intérieur François Mitterrand le prévenant de la gravité de la situation en Algérie, situation qui était selon lui, sur le point de se détériorer. En outre, Vaujour et Léonard savent par un rapport du commissaire Carsenac que Ben Bella et Aït Ahmed sont au Caire, que Didouche- que la police n’a pu intercepter -fait le lien avec eux en passant par la Suisse et que les Kabyles Krim et Ouamrane ont rallié la rébellion ; ils ont localisé Ben M’hidi à Biskra sans savoir que c’est lui car il circule sous un pseudonyme. Il semblerait que le rapport adressé au ministre de l’Intérieur ne soit jamais arrivé sur son bureau ; une thèse universitaire affirme que ce fameux rapport était vide (1). La polémique a été relancée par les révélations faites par Jean Vaujour au Journal du dimanche (2) ; celui-ci affirme que dès mai 1954, il avait prévenu Pierre Mendès-France que des nationalistes algériens s’exerçaient au combat en Tunisie et en Egypte. Face au peu d’échos que suscitent ses révélations il aurait alors adressé un courrier, le 25 septembre à Henri Queuille, président du Conseil en 1950 et 1951 dans lequel il lui demandait d’alerter Mendès-France de l’imminence d’une insurrection.
Parallèlement, le nouveau commandant en chef des forces armées en Algérie, le général Cherrière s’apprête lui aussi à adresser ministre de l’Intérieur une note de synthèse sur la situation en Algérie. Par contre, son subordonné, le colonel Blanche en poste à Batna venait de lui adresser un rapport tout à fait satisfaisant sur la situation dans le Constantinois ; aussi la note de Cherrière à Mitterrand se voulait-elle rassurante avec toutefois un bémol, « en cas de coup dur, il disposait de moyens insuffisants manque d’hommes, absence d’unités légères capables d’intervenir rapidement et de poursuivre des bandes armées ayant une bonne connaissance du terrain, et surtout absence cruelle de moyens concernant le renseignement ». En présence de ces informations, Jacques Chevallier maire d’Alger et secrétaire d’état à la Guerre contacta son ministère pour obtenir un prélèvement des forces d’occupation en Allemagne et reçut l’assurance que la 25ème D.I.A.P. serait prête à gagner l’Algérie le 31 octobre sur simple alerte ; d’autre part, Jacques Chevallier avait été prévenu que la situation était en passe de s’aggraver par son ami Si Achmi Ben Chenouf député-maire de Kenchela.
On peut donc être étonné du rapport rassurant du colonel Blanche, car non seulement il n’a pas de moyens de renseignements comme l’a souligné Cherrière, mais en outre les relations entre les autorités civiles et militaires sont mauvaises ; Jean Deleplanque sous-préfet de Batna est la bête noire du colonel Blanche. Or, Deleplanque et son ami Pierre Dupuch, préfet de Constantine sont inquiets ; les incidents à la frontière algéro-tunisienne se sont multipliés ces derniers temps. D’autre part le chef des R.G. de Constantine avait signalé qu’il venait de localiser une très importante bande d’une soixantaine de fellaghas dans les Aurès ; cette bande était fractionnée en trois groupes, mais les difficultés de « pénétration » interdisaient d’aller voir sur place et donc d’en savoir plus. En outre, les R.G. détestent l’armée qu’ils accusent de leur casser le travail ; passant outre ces rivalités, le directeur de la sûreté d’Alger décide de convoquer à Constantine une super conférence réunissant les sous-préfets, le préfet, les administrateurs, le colonel Blanche et le général Spilmann commandant le Constantinois afin de les mettre au courant de la gravité de la situation. Il ne suscite que l’incrédulité des militaires et le scepticisme des administrateurs. Nous sommes le 29 octobre ; seuls Dupuch, Deleplanque et Georges Hirtz l’administrateur de Biskra sont convaincus qu’il faut agir vite. Les groupes de fellaghas signalés par chef des R.G. existaient bien ; il s’agissait des hommes de Ben Boulaïd. Mais ni les R.G. ni la police ne connaissaient le sigle F.L.N : la clandestinité avait été bien préservée, la structure du F.L.N. s’inspirait de celle des réseaux de la résistance française.
On est quand même en droit de s’étonner de la naïveté des militaires, car depuis dix ans, l’Aurès échappait totalement à l’autorité française. Les « bandits » de la tribu des Beni Bou Slimane et des Touaba tenaient le pays : attaques de forestiers, meurtres, règlements de compte constituaient le lot quotidien de la vie dans ces montagnes inhospitalières. Pourtant, Spillmann avait, une quinzaine de jours auparavant, signalé que deux gardes champêtres avaient été roués de coups par des hommes se réclamant d’une énigmatique Armée de Libération Nationale ; mais Spillmann ne croit pas à l’éventualité d’une guerre de subversion et demeure obnubilé par la présence de fellaghas tunisiens qui franchiraient impunément la frontière. Enfin, il convient de rappeler que Krim Belkacem avait pris le maquis en 1947, après une affaire d’assassinat dans laquelle il était impliqué et n’avait pu être arrêté depuis, bénéficiant de multiples réseaux d’assistance.
Comme on le voit la situation est loin d’être sereine en Algérie à la veille de la Toussaint 1954.
Le ministre de l’intérieur, qui est rentré de son voyage en Algérie le 23 octobre le sait, puisqu’il répond à Pierre Mendès France qui l’interrogeait : « la situation en Algérie est malsaine… j’espère des renseignements concrets dans un proche avenir ». Des renseignements concrets, il en a déjà puisqu’il a eu connaissance d’un rapport du directeur de la sûreté d’Alger, l’informant de la découverte de la fabrication de bombes artisanales dans la Casbah ! Jean Vaujour en manipulait une dans son bureau, le 22 octobre, bombe que lui avait fournie un informateur ; intrigué et soucieux il avait décidé de rédiger un rapport prévenant de la gravité de la situation. Mieux, Vaujour en aurait directement parlé à Mitterrand lors du voyage de ce dernier à Alger. Enfin, Vaujour qui avait infiltré certaines cellules terroristes de la Casbah, aurait fourni des explosifs peu puissants à base de chlorate de potasse.
Alors ! Peut-on parler de surprise, à la lecture de la presse en ce 2 novembre 1954 ?
Non car au niveau des responsables politiques, militaires, policiers et des renseignements généraux tout le monde savait qu’il était sur le point de se passer quelque chose de très grave en Algérie ; certes la date et l’heure n’étaient pas connues car le secret avait été bien gardé, mais l’état d’urgence aurait dû être appliqué. Le manque de communications entre les différents services, voire la rivalité, les antagonismes, ont contribué à la réussite des actes terroristes du 1er novembre. Une des preuves que la Toussaint rouge aurait pu être évitée fut la rapidité de réaction de la police et des R.G. qui, en une dizaine de jours démantela l’organisation du F.L.N. à Alger et à Oran. Certes à Alger, Rabah Bitat avait pu échapper à la police, mais il se retrouvait seul dans la montagne. A Batna, un responsable local du F.L.N. traqué par les hommes du commissaire Courrieu donna tous les noms de l’encadrement de Ben Boulaïd; seul ce dernier passa à travers les mailles du filet. Trois membres du comité des 22 furent très vite arrêtés (3). Un quatrième, Ramdane Benabdelmalek, est abattu le 1er novembre à Sidi Ali à l’est de Mostaganem. Dans l’Aurès, le commandement militaire qui a reçu le soutien d’unités de parachutistes plus mobiles et familiarisées au combat dans le djebel accroche durement des troupes de fellaghas ; une figure légendaire, « bandit d’honneur » jusque là insaisissable et qui courait la montagne depuis sept ans est tué début novembre 1954 ; il s’agit de Belkacem Grine non impliqué dans la rébellion, mais dont l’image mythique de défi aux forces de l’ordre était largement utilisée. Simultanément la police arrête à Ighil Imoula, au cœur de la Grande Kabylie, Ali Zamoun chez qui le communiqué du F.L.N. du 1er novembre avait été tiré. Condamné à mort, puis gracié, il passera toute la guerre en prison et deviendra préfet de Tizi Ouzou après l’indépendance.
Bien sûr l’arrestation d’un grand nombre de militants, pour la plupart qui n’étaient pas de hauts responsables, quand bien même auraient-ils été appréhendés avant le 1er novembre n’aurait peut-être pas changé pas le cours de l’histoire. Le mal était plus profond. Il a été développé ici les racines anciennes du nationalisme, le désir de réformes qui animait de nombreux Musulmans modérés. Rappelons seulement que quelques jours après son investiture, en juin 1954, Mendès France qui recevait Ferhat Abbas lui disait ceci «Tout est calme en Algérie » et le leader de l’U.D.M.A. de lui répondre : « détrompez-vous Monsieur le Président ; l’Algérie est calme parce qu’elle est mécontente, elle n’a plus confiance en ses dirigeants… »
Alors la véritable question est : pourquoi et comment en est-on arrivé à ce point de non retour que fut la Toussaint 1954 alors qu’en haut lieu, tout le monde savait qu’on était à la veille d’un de ces formidables bouleversements dont l’Histoire a le secret.
Il convient toutefois de conclure en rappelant des faits qui risquent de bouleverser des certitudes ancrées dans les mentalités depuis soixante ans. En effet, l’Histoire a accrédité le 1er novembre comme le début de la libération nationale algérienne ; il faut y voir la commotion provoquée par la simultanéité des attentats(4) sur tout le territoire et le « battage médiatique » qui s’en suivit ; il faut y voir également la propagande du F.L.N. dès novembre 1954, mais aussi après l’indépendance, qui dans les manuels d’histoire inculque qu’il y a une Algérie d’avant le 1er novembre et une Algérie après le 1er novembre. Pourtant l’historien objectif est obligé de constater que l’Algérie ne s’embrasa pas durant l’hiver 1954 et le printemps 1955. Georges-Marc Benamou appelle cette période « la guerre invisible… guerre cantonnée à quelques maquis des Aurès et de Kabylie »(5) . Pis, les Algériens dans leur grande majorité ne suivent pas les terroristes tant ils ne sont pas convaincus de la réussite de leur action, mais également l’assassinat de l’instituteur fut longtemps condamné, y compris par les Aurésiens. Le 1er novembre 1954 demeure davantage un jour symbolique qu’un événement d’une efficacité militaire d’importance. En réalité, si l’on doit retenir une date, c’est celle du 20 août 1955 qui vit, à l’initiative de Zighout Youssef chef de la wilâya 2, lequel était lui aussi un militant connu du M.T.L.D., l’insurrection du Constantinois ; ce jour-là dans une trentaine de localités, des foules de Musulmans armées de haches, de couteaux, de fourches et encadrées par des membres de l’A.L.N. s’élancèrent contre des civils européens massacrant plusieurs dizaines de personnes et en blessant grièvement au moins une centaine. Pour la première fois, le F.L.N. pouvait organiser une action d’envergure en s’appuyant sur les masses. Il n’apparaissait plus comme un groupuscule mais comme un mouvement capable de se rallier des foules, qui prenait ses distances avec son manifeste du 1er novembre dans lequel il affirmait qu’il respecterait les intérêts des Européens et les civils, et qui à partir de ce jour utiliserait tous les moyens pour parvenir à ses fins, y compris la violence la plus aveugle et la plus horrible afin de répandre la terreur chez les Français mais aussi chez les Musulmans non encore acquis à sa cause ; stratégie de la terreur qui, si elle fut officiellement condamnée au congrès de la Soummam en 1956, fut en réalité entérinée car aucun des responsables des exactions ainsi que ceux qui commirent le massacre d’Oued Amizour, connu également sous le nom de Tifraten (6) ne fut jugé.
Notes :
(1) Selon Jean-Pierre Peyroulou in "Rétablir et maintenir l’ordre colonial : la police française et les Algériens en Algérie Française de 1945 à 1962", communication parue dans La Guerre d’Algérie 1954-1962 la fin de l’amnésie, collectif sous la direction de Harbi Mohammed et Stora Benjamin, éditions Robert Laffont, Paris, 2004, pp.97-133.
(2) Journal du dimanche, du 31 octobre 2004.
(3) Il s’agit de Zoubir Bouhadjadj, de Mohammed Merzougui et de Othmane Belouizdad.
(4) le bilan humain des attentats du 1er novembre s’élève à 6 tués dont 5 Européens, parmi lesquels l’Européen abattu à Cassaigne qui fut la première victime de la guerre d’Algérie et 7 blessés.
(5) Georges-Marc Benamou, Un mensonge français, éditions Robert Laffont, 2003.
(6) le 13 avril 1956, plusieurs centaines de personnes (probablement 490) habitant le village de Oued Amizour, en Kabylie, furent massacrées, car soupçonnées d’avoir dénoncé des exactions du F.L.N.
Gérard CRESPO