A la recherche des enfants perdus

Casbah_Cantine

Une remarquable initiative de Madame Massu : A la recherche des enfants perdus par le médecin-capitaine Guy-Marc Sangline.

Dans le cadre de l'aide à l'enfance déshéritée d'Algérie, organisée par Madame la Générale Massu, des centres et foyers de jeunesse avaient été créés afin de recueillir et d'orienter vers une vie meilleure les adolescents sans moyens d'existence avouables.

La Générale Massu attentive aux enfants

Je dirigeais, rue Koechlin à Alger, un centre qui hébergeait 80 garçons, enfants ou adolescents rencontrés dans les rues d'Alger, les bains maures, sous les tables des marchés etc...

Ils recevaient dans ce centre ou dans les foyers, une instruction générale allant jusqu'au niveau du cours moyen 2ème année, et une préformation professionnelle d'ajusteur, de menuisier ou d'ouvrier en bâtiment.

Ces connaissances leur étaient dispensées par un groupe de moniteurs de l'armée et d'instituteurs de l'école publique.

Les adolescents ayant acquis les connaissances nécessaires à l'accomplissement d'un métier, allaient travailler chez des employeurs civils, mais restaient sous le contrôle du centre qui continuait de les héberger.

L’apprentissage technique au Centre de Jeunesse

La nuit dans la Casbah

Tous les deux ou trois soirs, parfois plusieurs soirs de suite, lorsque la nuit était tombée depuis longtemps et que les rues d'Alger se faisaient désertes, nous partions en expédition.

J'enfilais la tenue léopard, les guêtres, bouclais le ceinturon tandis que les moniteurs se préparaient de leur côté. A la troisième sortie nous n'emportions plus d'armes, elles étaient inutiles, notre commando pacifique ne voulant effrayer personne. Nous étions toujours au moins quatre et bien souvent, se joignaient à nous un moniteur musulman et parfois un adolescent du Centre, volontaire. Nous montions dans le fourgon Peugeot bleu du Centre, je m'installais au volant et la ronde commençait. Au passage nous croisions les citadins qui sortaient des cinémas, dernière animation avant que la ville ne soit livrée aux seules patrouilles militaires qui arpentaient les trottoirs d'un air mélancolique, la mitraillette en bandoulière.

Nous abordions la Casbah parfois par la Cathédrale et la rue de Chartres ou de la Lyre, parfois, à l'opposé, par le marché de la Lyre et la rue Marengo. Près du marché de Chartres ou du marché Randon, je stoppais la voiture et prenais la tête de la petite colonne, rapidement nous nous enfoncions dans les ruelles ténébreuses.

Alger, rue de la Casbah

Longeant les murs de part et d'autre, nous conservions entre nous quelques mètres de distance, par précaution. Les ruelles les plus importantes, on ne saurait les appeler des rues, étaient vaguement éclairées. Les plus petites ne le sont pas. Leur enchevêtrement constitue un labyrinthe auquel on s'habitue. Tout est en pentes et en escaliers glissants. De temps à autre, nous nous arrêtions pour souffler. Il nous arrivait de rencontrer un musulman qui nous gratifiait d'un vague salut et se hâtait de rejoindre quelque gîte obscur, caché dans l'inextricable fouillis. Nous avancions en silence au milieu de détritus de toutes sortes. Parfois la ruelle devenait si étroite que nous étions obligés d'adopter la file indienne. Au-dessus de nous, les maisons rapprochaient leurs fenêtres avancées et les toits se rejoignaient, formant voûte.

Les chats filaient devant nos pieds, nous faisant sursauter. Ici, ils étaient dans leur royaume qui leur était toutefois disputé par des rats presque aussi gros qu'eux. L'eau, polluée par les ordures, coule au milieu de la rue et les pavés sont traîtreusement glissants. Dans ce quartier étrange, à cette heure avancée de la nuit, plus de 80 000 habitants se sont retirés derrière leurs portes closes, autour du patio que dominent trois à quatre étages de galeries, mais combien tentent de dormir à 10 ou 15 par pièce, sans place pour s'étendre, ou dans des caves infectes.

Le jour, la Casbah offre son spectacle toujours renouvelé de lumière, de bruit et de fourmilière, mais de tous les murs, se glisse au-dessous des portes et s'écoule avec l'eau tout au long des ruelles.

Celui qui ne connaît pas les secrets sordides de la Casbah nocturne ne peut prétendre bien connaître Alger.

Il avait 9 ans, nous venions de le trouver dans un petit baraquement d’une cour d’auberge à Belcourt. Il habite maintenant Paris, retraité, il a 3 grands enfants qui ont tous réussis des études supérieures. Il doit avoir environ 63 - 65 ans et je suis toujours en relation avec lui. Il s’appelle Berkerne Saïd.

Nous découvrons la porte d'un bain maure. Entre deux rideaux de fer abaissés, un plaquage de faïences multicolores encadre une porte lourde aux ferrures finement travaillées. Au-dessus, un écriteau en Arabe et en Français « Bain maure du Cham ». Je lis « femmes 6h à midi, hommes 13h à 18h ». Ces établissements traditionnels qui, le jour, reçoivent leur clientèle pour le bain et les massages, se transforment la nuit en dortoirs. Coucher dans la promiscuité sur un mauvais grabat coûte 150 à 200 francs. Certains tenanciers, disposant de 200 à 300 places, se font ainsi de jolies fortunes. L'accès n'en est pas interdit aux mineurs pourvu qu'ils soient munis d'une pièce d'identité. Encore, bien souvent, n'en ayant pas, ils s'y glissent quand même le soir venu.

Je frappe du poing sur la porte. Les coups résonnent longuement à l'intérieur et l'écho de la rue silencieuse les amplifie. Je frappe à nouveau plus violemment. Une voix se fait entendre : « Achkoûn ? (qui est-ce) - Hall el bab ( ouvre la porte ) contrôle militaire ». Une grosse clef qui tourne deux fois, deux targettes qui se poussent, la porte s'ouvre, nous entrons aussitôt et elle se referme derrière nous. L'homme, en cashabia, la tête coiffée d'une calotte ronde me salue « bonsoir mon lieutenant ».

Il me précède. Déjà dans le couloir long d'une dizaine de mètres, il nous faut enjamber des matelas et des corps. Nous entrons dans la salle principale, vaste et carrée. Par principe je vérifie le cahier d'hébergement que me tend le gardien. Mais je ne m'y fie pas. Bien souvent les enfants ne sont pas inscrits. Nous commençons la visite.

Fouille nocturne dans la Casbah, 2 adolescents, ceux là ont des papiers, on les laissera.

Le tour de la salle est vite fait. Il y a là une cinquantaine d'hommes, couchés sur les matelas sales posés à même le sol et sur lesquels dans la journée les baigneurs nus, sortant de la salle d'étuve, viennent se faire masser. Sous l'éclat du faisceau de ma lampe, un énorme cafard noir file dans un angle du mur. Au-dessus des dormeurs, de grandes serviettes pendent, lourdes d'une humidité qui ne sèche jamais.

Chaque porte ouvre sur un autre couloir, un autre escalier, d'autres pièces bien moins propres, ce qui n'est pas peu dire. Nous les visitons les unes après les autres. Des boîtes de chique traînent sur le sol à côté des dormeurs. Là une jambe de bois est appuyée contre le mur. Sans cesse il nous faut enjamber les corps, prenant bien garde de ne pas marcher sur une main ou un pied.

Soudain je tombe en arrêt. Au milieu d'une vingtaine d'individus, une petite tête émerge d'une couverture crasseuse. Je m'approche. Il est hors de doute que cet enfant n'a pas quinze ans. Je me retourne vers le gardien. « Avec qui est-il ? » - Haussement d'épaules. « Il est tout seul ».

Je mets un genou à terre et je secoue l'enfant par l'épaule doucement.

Il grommelle, se cache sous la couverture mais ne se réveille pas. Je glisse ma main sous sa tête et le tirant vers moi, je l'assois. Il finit par ouvrir des paupières lourdes de sommeil et les referme sous l'éclat de la lampe que j'abaisse. Il frotte ses yeux avec ses deux poings sales et finalement me regarde en penchant la tête. La conversation s'engage, en Arabe.

« Comment t'appelles-tu ? - Ahmed

Quel âge as-tu ? - Treize ans

Où est ton père ? - Mort

Et ta mère ? - J'sais pas - accompagné d'un geste vague de la main

Tu es tout seul ici ? - Oui

Depuis combien de temps es-tu à Alger ? Quatre mois

Qu'est-ce que tu fais ? - J'attends -  (littéralement, je reste assis)

Tu ne travailles pas ? - Si, je porte »

Il n'y a pas de doute, c'est un client pour moi. Mais le moment difficile est venu. Je lui dis : « écoute, lève-toi, habille-toi, prends tes affaires et viens avec moi. Mais n'aie pas peur, je ne te ferai pas de mal ». Il se lève sans murmurer, résigné et obéissant. Soulagement.

Il a vite fait d'enfiler un vieux pantalon trop grand, une veste indescriptible et il ramasse derrière lui le couffin, sa fortune. Pour plus de sécurité, je prends son portefeuille entouré d'une ficelle, caché dans une poche fermée par une épingle à nourrice. Un calendrier arabe, une petite glace de poche, un dos d'enveloppe avec une adresse et une carte de recensement. Né présumé en 1947, village des Ouadhias, Grande Kabylie. Maigres indices à partir desquels il nous faudra reconstituer toute une histoire.

Découverte dans un bain maure de la Casbah. On va l’emmener.

Au guichet nous retrouvons ceux qui nous attendent. Satisfaction ! Un client ! Une main affectueuse se pose sur son épaule. Semonce au gardien et avertissement. Il écoute, convaincu. Interdiction formelle de recevoir des enfants de moins de 16 ans seuls.

Interdiction toute gratuite d'ailleurs et qui ne repose sur rien. Il faudrait un arrêté préfectoral et le Préfet a bien d'autres chats à fouetter. Tout cela a si peu d'importance.... la misère des gosses ne coupe pas l'appétit des adultes. Ils ne sont pas nombreux ceux qu'elle empêche de dormir, mais j'en suis. Travail de fourmi mais travail nécessaire.

Je décris comme je peux, avec mon maigre vocabulaire arabe, la déchéance de ce gosse, la misère de son existence et la couleur sombre de son avenir. Je parle du Centre, de la cuisine, du dortoir, des habits propres, de l'école.

Plusieurs hommes, assis, hochent la tête et je sens une atmosphère d’approbation. Je n'aurai pas perdu mon temps. Je laisse l'adresse du Centre de Jeunesse et nous partons au milieu des bonsoirs. La porte se referme derrière nous et nous voici dans la rue avec le gosse un peu ahuri et son couffin. Il nous emboîte le pas, docile. Nous voici à nouveau lancés à monter et descendre des centaines de marches. Nous visitons sept bains maures aux noms ronflants : Bain Abdelkader - Bain Esmeralda - Bain de Bagdad -Bain du Lion .... Le premier était relativement luxueux.... mais certains sont réellement sordides. Privés de toute aération on y découvre ce qu'on ne peut appeler que des alvéoles auxquelles on accède par une simple échelle et, là où cinq à six personnes tiendraient moyennement, douze à quinze s'y entassent, genoux contre genoux, tête contre l'épaule du voisin. Les gorges raclent, la tuberculose bat son plein.

Mais le bouquet c'est encore l'asile de nuit du marché Randon, surnommé marché aux fleurs. D'énormes tas d'immondices encombrent la rue et l'odeur n'est pas précisément celle des fleurs.

Nous nous glissons entre les tables, éclairant au passage le dessous des étalages car souvent des enfants s'y cachent. Nous descendons un escalier latéral glissant d'épluchures et au milieu d'autres tables atteignons le dessous du marché. Je frappe à une porte de fer. Derrière moi, sur le mur, une plaque : rue St Vincent de Paul. Pauvre Monsieur Vincent, il est bien à sa place.

L'entrée du foyer Basse-Casbah.

Le gardien me connaît. « Bonjour mon lieutenant ». Je descends un escalier encombré de corps. Ici on ne paye pas. A droite s'ouvre une très vaste salle, toute de ciment. Au bas mot, cent à cent vingt vagabonds, hommes, y couchent dans une saleté inimaginable au milieu d'un concert de raclements de gorge et de toux. L'odeur est insupportable. Mais l'avenir voudra que dans cette seule pièce, je ramasse au moins vingt gosses abandonnés.

A gauche, ce sont les salles des femmes. Il y en a deux. C'est le spectacle le plus poignant et le plus désolant. Des femmes de tous âges, des adolescentes, des enfants, des bébés. Il y a là des familles entières. Le gardien me montre un bébé aux yeux infectés. Je reviendrai le soigner demain. Quelques femmes éveillées me regardent d'un air hébété. Dans un coin, une vieille psalmodie en dodelinant de la tête.

Je suis effaré. Alger la Blanche, Alger parée du titre de Prestige de la France ! Je m'enfuis, j'ai envie de vomir.

Nous rentrons au foyer avec trois gosses trouvés. Là, leur visage s'éclaire. De la propreté, de l'ordre et une trentaine d'autres enfants qui dorment du sommeil comme on dort lorsqu'on est en sécurité et qu'on a cet âge.

Chaque fois que je rentrais au Centre à deux ou trois heures du matin avec mon équipe, je lançais à l'écart mes rangers empuantis. Je me dévêtais à demi inconscient et je me jetais sur mon lit où je tombais aussitôt dans un sommeil de brute.

Mais le lendemain matin, les rires et les éclats de nos enfants m'apprenaient que, malgré tout, le soleil brillait encore, et la journée recommençait.

Mémoire Vive n°54

Mokrane

Il avait 10 ans quand je l’ai trouvé, la nuit dans une gargote de la Casbah. Il s’appelait Belcouche Mohamed, un Kabyle. Il a 54 ans, il s’appelle Serge, marié avec une infirmière, il est professeur d’enseignement technique, propriétaire de sa maison à Bordeaux, père de 2 enfants. Une minute, celle où j’ai décidé de "l’embarquer", a décidé de son destin.