Georges HIRTZ, une vie bien remplie

L'Algérie Nomade et Ksourienne, 1830-1954

Nous avons eu l'occasion de le rencontrer chez lui, son accueil amical nous a donné la mesure de sa vie alors qu'il était administrateur à Laghouat dans les Territoires du Sud. C'est avec une profonde sérénité qu'il répond à toutes nos questions, nous incite à lire ses ouvrages, si ce n'est déjà fait, et nous constatons combien il est sincère, calme, comme seuls le sont ceux qui savent leurs tâches bien accomplies.
L'Algérie Nomade et Ksourienne, 1830-1954 reprend au fil des chapitres la vie, les rencontres, les relations et le travail avec ces populations des Territoires du Sud, tels que Georges Hirtz les a vécus de par ses fonctions et il en témoigne. Nous offrons à nos lecteurs le dernier chapitre de ce livre.

« Caractères de la politique locale des Bureaux Arabes et de l'Administration des Services Civils »
« L'action administrative menée dans cette région présente un caractère original : les représentants de l'autorité française ont suivi ici une ligne sensiblement différente de celle qui prévalait dans la plupart des autres circonscriptions algériennes et c'est une véritable politique de protectorat qui a été pratiquée. Alors qu'en général les grandes tribus avaient été disloquées, morcelées en plusieurs douars-communes, parce que les tribus puissantes apparaissaient comme les cellules de départ des insurrections virtuelles, chez les Larbaa, au contraire, les tribus ont été solidement coordonnées dans une confédération. Le chef de cet important groupement en exerçait effectivement le commandement ; les bachagha, agha et caïds placés sous ses ordres, relevaient d'abord de lui, leur nomination était faite sur ses propositions et l'administration ne correspondait pas directement avec eux. C'est incontestablement la personnalité des quatre chefs qui se sont succédés à la tête de ces tribus pendant cent années qui a rendu fiable cette construction et justifié son bien fondé.
Une autre particularité relative à cette région réside dans la diversité des méthodes appliquées : à côté du « protectorat Larbaa », la ville de Laghouat était administrée directement par l'administrateur de la commune mixte assisté d'une commission municipale. La tribu des Mekhaliff Lazreg et le ksar de Tadjmout étaient gérés par leurs caïds respectifs, tandis qu'à Aïn Madhi l'autorité religieuse — et secondairement le caïd — détenait le pouvoir local.

La vocation de la ville de Laghouat s'est notablement élargie. Alors que les autres centres urbains du pré-Sahara, Biskra excepté, (Aïn Sefra, Géryville, Aflou, Djelfa, Messaad, Oulad Djellal), conservaient un format réduit, Laghouat devenait une ville dont l'influence dépassait largement les limites de la commune mixte. Erigée dans un premier temps en chef-lieu d'arrondissement, elle deviendra peu après préfecture d'un département saharien.

Tels étaient les traits dominants de l'évolution modulée qui avait été imprimée à cette région dans la préoccupation d'effacer — ou tout au moins d'atténuer fortement — les oppositions conflictuelles paralysantes du passé. Parallèlement, l'objectif poursuivi était d'éveiller les esprits à l'organisation, à la prévoyance, la participation délibérée aux entreprises collectives d'intérêt général. Cette action se développait dans un climat d'entente et de coopération effectives. L'accord entre chefs musulmans et autorités françaises, l'estime et la considération témoignées par chacune des parties à l'autre, le caractère direct des contacts, leur chaleur, leur simplicité étaient autant de facteurs qui permettaient de progresser et d'aller de l'avant.

En bref, les administrateurs des Services Civils, à la suite des officiers des Bureaux Arabes, s'attachaient à apporter à des sociétés que le milieu physique, l'histoire et les moeurs malmenaient sévèrement depuis plusieurs siècles, le meilleur de la France, le meilleur d'eux-mêmes. Ils leur procuraient les moyens de leur prise de conscience collective et de leur épanouissement. Ils le faisaient sans porter la moindre atteinte à la personnalité islamique de leurs administrés, qu'ils soient arabes ou berbères, dans le respect rigoureux de sa spécificité. Ils amélioraient graduellement leurs conditions morales et matérielles de vie et, en même temps, ils réalisaient la symbiose de deux cultures, de deux systèmes de civilisation qui se comprenaient et réalisaient l'intérêt qu'ils avaient à se conjuguer.
Si, dans certaines circonstances, ils se heurtaient à l'intransigeance des ulama réformistes, ils rencontraient par contre chez le plus grand nombre un islam libéral, raisonnable, respectable. C'était celui que l'émir Abd-el-Kader professait dans la seconde partie de sa vie, islam qui se situe à l'opposé de l'islam agressif et totalitaire dont certains pays donnent actuellement l'exemple inquiétant.

Il n'y avait pas d'obstacle, pas d'opposition entre les deux sociétés, ni de problème de religion. L'atmosphère de respect mutuel dans laquelle vivaient les hommes du bled atteste bien qu'il n'est pas utopique de vouloir réaliser une communauté « où l'union ne confond pas et où la différence ne sépare pas ». Cette entente n'était pas « forcée » ; elle ne résultait en rien d'une situation d'oppression ; elle constituait au contraire l'expression d'un consentement général, d'une adhésion réfléchie.
La société musulmane ne se sentait nullement agressée par la souveraineté française. Loin de vivre dans un climat de rancune ou d'exaspération contenues, elle s'épanouissait et s'affirmait en dépit des sollicitations lancinantes de la propagande ulama prescrivant l'obligation religieuse de lutter pour l'instauration d'un ordre politique islamique. Ces exhortations ne convainquaient pas grand monde, elles n'ébréchaient pas le courant conciliateur, tolérant, pragmatique qui était de beaucoup le plus fort. Si la révolte avait couvé, cette paix, cette sérénité auraient-elles duré plus d'un siècle alors que les effectifs des forces de souveraineté, comme ceux de la police et de la gendarmerie, étaient minimes, pour ne pas dire dérisoires ? Comment la participation volontaire des autochtones à l'armée ou à l'administration serait-elle allée se développant si le climat avait été au désaveu ou à l'hostilité ?

Longtemps avant que l'on ne parlât de « tiers-monde » de « dialogue nord-sud », de « frères des hommes », de « médecins sans frontières », administrateurs, ingénieurs, enseignants, médecins étaient sans réserve au service du tiers-monde. Le dialogue nord-sud, ils l'avaient établi très naturellement et ils le développaient quotidiennement, ne se contentant pas de la parole, le concrétisant par le tissu des réalisations économiques, sociales, culturelles, fraternellement conduites. Avec la paix française, les Berbères et les Arabes des Hauts Plateaux et des Territoires du Sud avaient cessé de vivre dans l'arbitraire, la contrainte et l'aventure. Ils ont vécu un siècle de confiance et de progrès. Loin de se sentir dans une relation de dominant à dominé, ils respiraient de plus en plus franchement l'air de la liberté, de la justice, de la fraternité.
Les analystes de tout bord qui, de nos jours, se complaisent à désigner par les termes de « communauté des humiliations » ou de « nuit coloniale » la période française de l'Afrique du Nord ne font qu'émettre des contre-vérités et démontrer leur ignorance du sujet. Ils appliquent à notre comportement, à notre politique ce qui, en fait, caractérisait la domination turque en Algérie et en Tunisie, les siècles décadents de l'empire chérifien ou bien, plus au sud, la tyrannie des rois nègres avant la colonisation. Ils font table rase de la santé physique et morale des enfants musulmans dans les écoles françaises, de leur joie à les fréquenter, de leur appétit d'apprendre. Ils font table rase de l'importance des engagements volontaires dans les unités de l'Armée. Ils ignorent tout de la confiance, de l'espérance, avec lesquelles nomades et sédentaires venaient dans les hôpitaux et les infirmeries. Ils ne soupçonnent même pas la profondeur de l'amitié et de l'estime que tant de Musulmans et d'Européens nourrissaient les uns pour les autres.
Ces historiens, ces sociologues, ces politiques qui découvrent aujourd'hui que le Tiers-Monde a droit au développement dans la conservation de ses caractères et de son authenticité, sont en retard d'un bon siècle, voire même de plusieurs. Ils semblent ignorer que nous avons toujours rejeté, dans nos cœurs comme dans nos actes, le scepticisme dogmatique, l'apartheid de ceux pour qui « East is East, West is West and the both never shall meet. » (l’est et l’est, l’ouest est l’ouest, et les deux ne se rencontreront jamais).

L'action des administrateurs militaires et civils était sincèrement inspirée de tolérance, de convivialité. Leur métier, c'était de rapprocher et d'épanouir les hommes, ils l'exerçaient à plein, avec foi et conviction, parce qu'ils sentaient qu'il n'y avait aucune espèce de contradiction entre le service de leur pays et celui d'un autre pays dans lequel ils se trouvaient essentiellement au service des hommes. « S'il ne sert, nul ne commande... » Pleinement conscients de ce qu'était leur mission, ils s'efforçaient de l'exercer efficacement et dans la dignité. Leur conviction profonde, c'était que la justification de la colonisation réside dans la mission tutélaire éducatrice, libératrice dont l'aboutissement normal est la prise en main de ses propres destinées par le colonisé à partir du moment où il a acquis, à l'école de ses tuteurs temporaires, les moyens intellectuels, techniques et civiques de son autonomie, de son indépendance.
Ils avaient seulement l'ambition que cette mutation s'effectuât dans un contexte d'amitié, d'alliance, de fédération et non dans un climat de concurrence ou de ressentiment. Tel était le sens de leur engagement et de leur attachement enthousiastes à la tâche qu'ils accomplissaient. »

Bibliographie de Georges Hirtz :
- « L'évolution sociale et politique d'Aflou et du Djebel Amour ». (1939)
- « Mémoire de la 4e Division Marocaine de Montagne ». (1945)
- « Contacts de civilisation et politique culturelle en Algérie ». (1946)
- « Biskra - les Ziban ». (1953)
- « L'Algérie Nomade et Ksourienne », prix Maréchal Lyautey 1990. (1989)
- « L’administrateur des services civils dans l’Algérie des Hauts Plateaux et des Territoires du Sud. » (1983)
- « Islam-Occident, les voies du respect, de l'entente, de la concorde ». (1998).
- « Weygand - Années 1940-1965 ». (2006).

Cathy Marthot

Article paru dans le Mémoire Vive n°48 au 2e trimestre 2011.