[EDITORIAL] La nation algérienne , une création française?

La nation algérienne , une création française?

analyse par Jean-Pierre SIMON

 

Les Algériens considèrent Abd el Kader comme le père de la nation algérienne. Or, la nation algérienne n'existait pas plus du temps d'Abd el Kader, que la nation lybienne n'existe aujourd'hui... Il y avait dans la Régence d'Alger un grand nombre de tribus berbères et arabes (autour de 950), placées sous la domination des Turcs, nullement organisées en État, soumises à l'anarchie et aux dissensions permanentes. Elles n'avaient comme point commun que la religion musulmane.

C'est la France qui « inventa » l'Algérie, créant le terme même d'Algérie qui n'existait pas avant 1830. C'est une décision du Ministre de la Guerre, le Général Schneider, qui fixa, le 14 octobre 1839 le nom d'Algérie, qui remplaça officiellement l'appellation « possessions françaises dans le nord de l'Afrique ».

Abd el Kader, figure de la résistance à la présence française en Afrique du nord, mais certainement pas père de la nation algérienne

On peut dire qu'Abd el Kader fait partie de l'histoire de France, tant son nom est connu de tous les français, en raison peut-être d'une imagerie pléthorique. Les algériens, quant à eux, aimeraient en faire le père de la nation algérienne. Qu'en est-il véritablement ?

Fils de marabout (son père est le chef de la confrérie de la Qadiriyya), né en 1808 à La Guetna, près de Mascara, il a 22 ans quand l'armée française débarque à Sidi Ferruch, le 14 juin 1830. En avril 1832, c'est son père qui déclare le djihad contre les français. Mais, le 22 novembre de la même année, s'estimant trop âgé, il propose aux tribus de l'ouest algérien de porter son fils à la tête de la résistance. Cette guerre sainte contre les français durera jusqu'à sa reddition au général Lamoricière, le 23 décembre 1847, soit quinze ans plus tard.

Il est bon de rappeler que, de 1830 à 1840, le Gouvernement français se trouvait fort embarrassé par les conséquences de la prise d'Alger, et notamment par les attaques incessantes des tribus voisines désireuses de chasser les « infidèles ». De la formule de « l'occupation restreinte », qui consistait à ne contrôler que les principaux ports (Alger, Oran, Mostaganem, Bougie, Bône), on passa à la formule de l' « occupation étendue », dont les difficultés elles-mêmes, liées toujours au harcèlement des tribus voisines, conduiront finalement à l' « occupation totale ».

A l'est d'Alger, le Bey de Constantine s'étant refusé à toute entente, il fallut le combattre par la force, et l'on s'empara de Constantine le 13 octobre 1837, après une première tentative désastreuse l'année précédente. Quant à la Kabylie il faudra attendre 1857 pour en faire une région pacifiée.

A l'ouest d'Alger, le Gouvernement français choisit de laisser grandir la popularité du jeune Abd el Kader, croyant voir en lui le chef local avec lequel un « bon traité » pourrait garantir la fin des harcèlements incessants, oubliant totalement qu'il avait appelé à la guerre sainte contre les infidèles. Par le pacte du 26 février 1834, le Général Desmichels, commandant à Oran, reconnaît la souveraineté d'Abd el Kader sur toute l'Oranie (sauf les grandes villes), sans contrepartie. Bien évidemment, les attaques reprennent de plus belle. Bugeaud, appelé de métropole à la rescousse, écrase Abd el Kader à l'embouchure de la Tafna (6 juillet 1836) et signe avec lui le traité de paix éponyme (30 mai 1837), en échange de la reconnaissance de la suzeraineté de la France. Or cette exigence ayant été traduite de manière incompréhensible en arabe, il n'en résulte aucun avantage pour la France, le traité est sans effet sous cet angle-là, et Abd el Kader en profite pour renforcer son pouvoir sur son domaine qui, de plus, a été étendu imprudemment par la France jusqu'aux portes d'Alger. Il s'efforce alors (de 1837 à 1839) de créer un état sur ce pan de territoire en choisissant ses représentants (Khalifas, Bachagas, aghas...) dans sa propre famille, qu'il installe à Mascara, Tlemcen, Miliana, Médéa. Il cherche à créer une armée régulière, prélève l'impôt, etc.; des razzias punissent les récalcitrants, la France va même jusqu'à lui fournir des armes. Le refus des Kabyles de contribuer à son organisation naissante annoncera son échec final. En novembre 1839, dénonçant le traité de la Tafna, Abd el Kader lance une razzia dans la Mitidja, particulièrement meurtrière pour les Européens (20 novembre 1839), les survivants se repliant sur Alger.

Le résultat de l'échec de ce parti-pris du Gouvernement de la France de traiter avec Abd el Kader fut de convertir alors Bugeaud, qui vient d’être nommé Gouverneur général de l’Algérie (29 décembre 1840), jusque-là partisan de l'occupation restreinte, à la formule de l'occupation totale, par conquête et colonisation militaire. Bugeaud et Abd el Kader se retrouvent désormais face à face.

Loin de la réalité des hommes et du terrain, le Gouvernement métropolitain avait rêvé de traiter avec un grand chef indigène qui n'existait pas. Ayant cherché à l'inventer, il misa tous ses espoirs sur la personne d'Abd el Kader, et ce ne furent qu'échecs et désillusion. Jusqu'à sa reddition en décembre 1847.

Difficile, dans ces conditions de parler de « père de la nation algérienne ». On peut même dire que le Gouvernement de l'époque aurait nettement préféré qu'il le fût, car il aurait pu négocier avec un chef reconnu et fiable. Mais l'histoire ne fut pas celle-là...

 

C'est finalement la France qui instaura les conditions de l'émergence d'une nation algérienne

Si l'on considère qu'une nation c'est la volonté de vivre ensemble sur un territoire donné, il est clair que sans la France la nation algérienne n'aurait jamais existé, parce que c'est la France qui a permis aux tribus de vivre ensemble en les pacifiant et en les sédentarisant, en organisant leurs conditions de vie économique et sociale, en les soignant, en les enseignant.. Parce que c'est la France qui a fixé les frontières de ce pays qu'est devenu l'Algérie.

La pacification puis la sédentarisation des tribus par les bureaux arabes

Les Bureaux arabes, créés par Bugeaud, et qui existèrent jusqu’en 1870, composés d'officiers placés sous l'autorité du commandement militaire, furent chargés d'assurer et de maintenir la sécurité et d'encourager les populations rurales et les tribus à une évolution qui les rapproche de nous. C'est en construisant des maisons, des villages et des hameaux, en permettant la petite propriété individuelle, qu'ils s'efforcèrent de fixer une société dispersée et mouvante. Leur action porta également sur l'amélioration des techniques de l'agriculture et de l'élevage ainsi que sur le développement de l'industrie et des échanges, leur permettant d'améliorer leur niveau de vie ; en mettant en place des système de prévoyance et de crédit pour les mauvaises années, etc.

Parallèlement, sur le plan administratif, l'organisation des territoires militaires avait repris une idée d'Abd el Kader, lors de sa tentative d'organiser le territoire limité que la France lui avait laissé par le traité de la Tafna, consistant à nommer des responsables indigènes dans les différents territoires, Khalifats, Aghas, Bachaghas, Caïds... comme le montre, à titre d'exemple, le graphe ci-dessous pour le territoire militaire de la province d'Alger.

 

 

Certes, les résultats n'ont jamais atteint les ambitions initiales, d'autant plus que les bureaux arabes furent supprimés par la troisième république (1870), lors de l'instauration du régime civil sur tous les territoires de l'Algérie. Mais l'impulsion avait été donnée. Quarante ans après la prise d'Alger, l'organisation des tribus n'a plus rien à voir avec l'anarchie initiale, l'émiettement des tribus et les dissensions permanentes. Une homogénéisation s'est produite favorisant la naissance d'un sentiment collectif, celui d'un destin comparable et partagé.

 

L'établissement des frontières définitives de l'Algérie

L'Algérie n'avait ni à l'est ni à l'ouest, ni au sud de limites géographiques précises. Cela permettait à certaines tribus de fuir tout contrôle et d'entretenir une insécurité dont avaient à souffrir essentiellement la grande majorité des tribus qui s'étaient rangées à l'ordre de la France.

Un premier traité franco-marocain, en 1844, avait assuré à la France un « droit de suite », permettant de poursuivre en territoire marocain les auteurs des razzias faites en Algérie. C'est ainsi qu'Abd el Kader finit par ne plus pouvoir se réfugier au Maroc comme auparavant, sans en être expulsé. Ce fut le cas encore en 1857 (expédition de Martimprey) et en 1870 (expédition de Wimpfen).

D'autres expéditions militaires furent nécessaires dans le Sud Oranais, en 1882 avec la révolte de Bou Hamama, obligeant la France à la conquête du Sahara, achevée en 1902,

Ce n'étaient que préludes à l'affaire marocaine conclue par le traité de protectorat français dans l'empire chérifien de Fès le 30 mars 1912.

Côté tunisien, aucun droit de suite n'était reconnu par le Bey de Tunis à la France, et les Kroumirs tunisiens se livraient régulièrement à des pillages en Algérie, dont ils n'étaient jamais punis. C'est à la suite d'un de ces pillages que l'armée française, venant d'Algérie entra délibérément en Tunisie (avril 1881), à la rencontre d'une autre colonne débarquée à Bizerte et venant de Toulon. Cette épreuve de force décida le Bey de Tunis à signer le traité de Protectorat du Bardo le 12 mai 1881.

 

C'est donc la France qui, finalement, aura été l'initiatrice de la nation algérienne, et paradoxalement du nationalisme algérien, qui finira par se retourner contre-elle, appuyé bien sûr par la menace, permanente depuis 1832, du djihad contre les infidèles. La France, pendant 132 ans avait consacré des efforts considérables pour construire une « petite France » en Algérie, pacifier et fixer les tribus, établir des frontières sûres. Ce long travail était en train d'aboutir, un peuple nouveau était en train de naître, quant le nationalisme algérien récupéra pour lui seul cette longue maturation d'une nouvelle nation.

 

Jean-Pierre Simon