Théodore CHASSERIAU (1819-1856) et l’Algérie

« Quand on reste les yeux tournés vers le passé, l’on risque beaucoup de rester en ses œuvres dans une agréable béatitude qui vous endort ». Chassériau

Théodore CHASSERIAU (1819-1856) et l’Algérie : Le legs du baron Chassériau au musée du Louvre…, ce qu’il est advenu.

L’œuvre de ce peintre brutalement disparu à l’âge de trente-sept ans témoigne avec force et originalité des différents courants, des différentes tensions et parfois contradictions propres à l’art de son temps : goût de la couleur et de la ligne sinueuse, sensualité, grande austérité des portraits, intérêt constant pour les sujets littéraires, rêveries orientales…

Le legs du baron Arthur Chassériau 1935

Arthur Chassériau, légataire universel du peintre, rachète systématiquement tout ce qui passe en vente, ayant de près ou de loin, un rapport avec ce grand artiste qui n’est pour lui qu’un cousin éloigné.

Arthur Nedjma Chassériau naît en 1850 à Alger, il est le fils de l’architecte Frédéric Chassériau.

Marchand arabe présentant une jument, 1853, huile/bois, musée des Beaux-arts, Lille.

Ayant effectué ses classes élémentaires à Paris, le baron Arthur achève ses études secondaires en Algérie et s’engage en 1861 pour se battre en Kabylie. Il se lance dans les affaires, travaille pour la Compagnie algérienne à partir de 1868, devient le correspondant parisien de Ferdinand de Lesseps et consolide sa fortune en devenant le principal associé d’un agent de change.

Passionné d’art, - il fait partie des premiers membres de la Société des Amis du Louvre - et consacre d’importants moyens à la mémoire de Théodore Chassériau. Chez lui, rue de la Néva, racontent ses amis, « les œuvres du peintre tapissent les murs, des corniches aux plinthes », le lieu ressemblait « à ces chapelles dédiées à un saint particulièrement vénéré », le descendant du peintre ayant pourchassé, « pendant près d’un demi-siècle, à travers le monde, les œuvres menacées de destruction de son cousin ».

Le travail acharné du baron Arthur aboutit à plusieurs donations à l’État français et, enfin au legs en 1934 au musée du Louvre de sa collection de peintures et de dessins – ensemble partagé aujourd’hui entre le Louvre, le musée d’Orsay et de nombreux musées en région dont le musée d’Alger.

Une note du ministre d’État, chargé des affaires culturelles au secrétariat d’État auprès du Premier Ministre chargé des affaires algériennes, nous apprend en 1963 que les tableaux provenant de dons ou legs, mis en dépôt au musée d’Alger par le Louvre, sont au nombre de 7 dont celui du baron Chassériau.

Portrait de l’artiste en redingote, 1835, huile/toile, signé et daté, musée du Louvre, Paris.

Théodore Chassériau, entre La Rochelle et les Antilles, commerce et exotisme

Bien que le berceau de sa famille soit situé en Charente, les Chassériau devaient bourlinguer le long des côtes américaines. L’arrière-grand-mère et la grand-mère de Théodore étaient originaires des Antilles.

Ce puissant atavisme familial, qui unit dans une commune attraction la mer, le commerce et les contrées lointaines a sûrement conditionné la fascination du peintre pour les mystères et les sensualités de l’Orient.

Théodore Chassériau naît le 20 septembre 1819 à Saint-Domingue, n’y vivra pas puisque sa famille revient en France et s’installe à Brest.

Parmi ses illustres ancêtres, Théodore compte le général baron Victor Frédéric Chassériau mort à la bataille de Waterloo. Le général est le père de Frédéric Chassériau, le futur architecte des ports de Marseille et d’Alger, lui-même père du baron Arthur Chassériau, le généreux donateur du musée du Louvre.

Il devient l’élève du peintre Ingres à l’âge de 12 ans. De cette époque date le portrait du Broyeur de couleurs qui lui vaut les compliments du maître qui apostrophant les élèves de l’atelier s’écria : « Venez voir, Messieurs, venez voir, cet enfant-là sera le Napoléon de la peinture. ». Théodore intègre l’École des beaux-arts en 1933. À 16 ans, il participe pour la première fois au Salon et obtient sa première médaille.

Portait de jeune garçon, nommé, Le Broyeur de couleurs de l’artiste, 1839, huile/toile, signé et daté, musée du Louvre, Paris.

Après un séjour en Italie, à Rome et Naples, son compagnon de voyage, le peintre Lehmann adresse à Marie d’Agoult le bilan de son voyage : « c’est un génie gigantesque, je crois, la compréhension noble et sauvage des moindres événements me le garantit ».

Après le succès critique au Salon de 1839 et l’exécution de la décoration de l’église de Saint Merri, l’année 1844 constitue pour Théodore Chassériau une nouvelle rupture : rupture humaine, d’abord, avec la mort de son père ; rupture professionnelle ensuite, avec la commande du décor de la Cour des comptes, dans l’ancien palais d’Orsay.

Le séjour de Théodore Chassériau en Algérie

Des travaux épuisants entrepris à la Cour des comptes¹ sont interrompus de mai à juillet 1846 par un rapide séjour en Algérie, effectués à la suite de l’invitation d’Ali-Ben-Hamet, khalife de Constantine.                

Les récits enthousiastes et « romancés » des membres actifs du « cénacle romantique », Maxime du Camp (en Algérie en 1844), Gérard de Nerval, Théophile Gautier…, sont sans doute déterminants dans la décision de partir.

Le fait qu’un membre de la famille Chassériau, Frédéric, soit alors installé à Alger a sûrement facilité la décision du peintre.

Frédéric né à Port-au-Prince en Haïti est architecte à Alger, il crée la ville moderne, effectuant les grands travaux du port, le boulevard de l’Impératrice, il est aussi l’auteur du théâtre municipal. C’est auprès de lui, en juin et juillet 1846 après quelques semaines vécues dans les milieux militaires, entre Philippeville et Constantine, que Théodore Chassériau passe une partie de son voyage algérien.                                                      

Durant son séjour, à la manière de Delacroix, l’artiste régénère sa vision poétique de l’Afrique du Nord, fondée sur la description véridique d’une réalité éternelle.
À son retour d’Algérie, il tente en 1847 de synthétiser dans une grande toile présentée au Salon ses sensations d’Orient et les conséquences de ce voyage sur son art. Refusé par le jury, Le Jour du Sabbat, dans le quartier juif de Constantine, exposé finalement en 1848 (toile détruite), ne parvient pas à convaincre son public, en dépit du grand enthousiasme de Théophile Gautier.

Ali-ben-Hamet, Khalifat de Constantine, chef des Haractas et suivi de son escorte, 1885, huile/toile, signé et daté, Musée national du Château, Versailles.

Dans sa brève notice de 1933, Charles Sterling remarque : Ali-Ben-Hamet, khalifat de Constantine, cheïk des Haractas, a joué un certain rôle politique, au lendemain de la bataille d’Isly, lorsque Abd-el-Kader se vit abandonné de ses partisans ».

La victoire de Bugeaud sur l’armée marocaine, alliée malheureuse d’Abd-el-Kader, marque en août 1844 un tournant dans la lutte menée contre l’émir depuis 1839. Le 16 mai 1943, le duc d’Aumale s’était emparé de la smalah du grand chef de guerre.

Le portrait du khalifat de Constantine est un tableau de circonstance, sa réalisation étant étroitement liée à la venue en France de certains chefs arabes². Accepter qu’on publiât une image de soi était un acte de soumission au même titre que partager les bienfaits de la civilisation occidentale. La commande de ce portrait doit beaucoup au milieu où Chassériau et son frère gravitent. Le tableau possède la majesté des vieux portraits équestres et la soudaineté d’une image d’actualité. Le visage intense du personnage et la croix de la Légion d’honneur marquant le sommet d’une composition globalement pyramidale. Exposé au Salon, le tableau attire les regards du public par son caractère et sa beauté, séduit par sa composition, la noblesse des accessoires, la fierté des poses et la largeur de la touche.

De cette rencontre avec Ali-Ben-Hamet devait naître une amitié, qui décida Chassériau à se rendre en Algérie en 1846 à son invitation. Tocqueville lui adresse une lettre de recommandation destinée au général Lamoricière et blâme l’époque de son départ : « Vous allez tomber dans les chaleurs et dans la saison des fièvres ».

Le Khalifat, Ali-ben-Hamed lui remet une partie de la somme qu’il lui doit pour la réalisation du portrait monumental et lui offre un très beau yatagan en argent. Le peintre se rend à Philippeville d’où il écrit à son frère : « J’ai vu des choses bien curieuses, primitives et éblouissantes, touchantes et singulières (…), on voit la race arabe et la race juive comme elles étaient à leur premier jour. Le peintre arrive à Alger où il loge chez son cousin l’architecte Frédéric et écrit à son frère : « L’aspect de la ville est blanc sur la mer bleue et a l’air de marbre grec ».

Pendant son séjour en Algérie, Chassériau rencontre les officiers français. Dans ces carnets algériens, nous le voyons notamment consigner ses projets artistiques : « faire toutes les scènes militaires mêler adroitement l’Afrique française et faire des scènes de la vie de nos troupes là-bas les spahis surtout, tout ce que j’en ai vu ».

Caïds visitant leurs douars, 1849, huile/toile, signé et daté, musée du Louvre, Paris.

Au-delà des possibilités picturales que lui offre la conquête de l’Algérie, il y a son ambition de dépasser les scènes de batailles épiques peintes par les maîtres anciens et modernes.                                                

1849-1856  « …inventer, toujours inventer ».

Après son voyage en Algérie, la représentation des femmes langoureuses de l’Orient et des scènes de harem qu’elles animent, apparaît significative de sa conception artistique du nu et de son désir de le régénérer.

Dans la continuité de ce thème - à la fois du bain et de l’odalisque -, Chassériau peindra, les Danseuses mauresques, Femme sortant du bain, Intérieur de Harem.

Par des références aux détails pittoresques des vêtements et l’évocation de la communauté des Juifs nord-africains, Femmes juives au balcon, il développe le thème utilisé par Delacroix dans des toiles, telles que les Femmes d’Alger.

Au Salon de 1850, Chassériau présente un grand tableau Cavaliers arabes enlevant leurs morts dont on conserve de nombreux dessins préparatoires.

À l’occasion de toutes ces variations orientalistes, le génie du peintre est d’avoir su conserver intactes ses émotions de voyageur, d’avoir su restituer la réalité de la vie quotidienne, des coutumes et des vêtements de cette civilisation algérienne et, surtout, d’être parvenu à transposer toutes ces expériences dans un langage pictural éternel, mariant les traditions classiques et les innovations romantiques.

Un bain au soleil ou le bain, intérieur de sérail à Constantine, 1849, huile/toile, signé et daté, musée du Louvre, Paris.

Le 8 octobre 1856, Chassériau à 37 ans est inhumé au cimetière Montmartre et Théophile Gautier remarque : un Arabe à la chéchia retenue par des cordelettes en poil de chameau, qui suivait le convoi avec la gravité de la douleur orientale, et de sa main brune tatouée de versets du Coran, jetait de l’eau bénite au cercueil et suspendait une couronne jaune à la chapelle mortuaire ».

Inaliénabilité des collections                       

Huit des œuvres de la donation Arthur Chassériau faite aux Musées nationaux sont conservées à Alger : Combat de cavaliers arabes, Tête de jeune romain, Le broyeur de couleur (1839), Deux cavaliers arabes à la fontaine, Ariane abandonnée, Marché arabe à Constantine, Mendiants arabes (esquisse), La tentation du Christ.

Ces œuvres sont retournées au musée national des beaux-arts d’Alger, en 1969. Pourtant faisant partie du patrimoine national, on sait que les collections restent inaliénables et imprescriptibles.

Les musées locaux et les objets mobiliers qu’ils contiennent ne peuvent perdre leur caractère d’inaliénabilité que s’ils cessent d’appartenir au domaine public de la collectivité envisagée. Un tel résultat est obtenu par la procédure habituelle de déclassement, subordonné à l’accord du ministère de l’Éducation nationale.

Intérieur d’école arabe à Constantine, 1846, Mine de plombs et aquarelle, signé et daté, musée du Louvre, Paris.

L’État français s’est éloigné de la procédure au point de l’oublier totalement. Un exemple récent servira d’exemple.

Le Président de la République devait offrir à Abdelaziz Bouteflika les 19 et 20 décembre 2012 les clés d’Alger, conservés au musée de l’Armée.

Des militaires et des hauts fonctionnaires du ministère de la Défense y sont également opposés et prennent l’initiative de faire déposer une requête devant le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Ce projet illégal a rencontré une forte résistance au sein du ministère de la culture. Elle rappelle les bases juridiques de l’inaliénabilité des collections publiques, qui ne peut être contournée qu’à la suite d’une procédure très précise, et si la commission spécifique donne un avis conforme.

Elisabeth CAZENAVE

 

Bibliographie

Catalogue de l’exposition Chassériau, Un autre romantisme, Galeries nationales du Grand-Palais 26 février-27 mai 2002, Paris.

Archives de la direction des musées de France et du ministère des Affaires étrangères.

Renseignements communiqués par l’association Les Amis de Théodore Chassériau.

 

¹ Le décor de l’escalier d’honneur de la Cour des Comptes a été en partie détruit par l’incendie qui a ravagé le Palais d’Orsay le 23 mai 1871, durant la Commune. C’est sur cet emplacement que fut édifiée la gare d’Orsay.

² Bou-Maza est reçu chez la princesse de Beljiojoso, pose pour Chassériau et se rend souvent à l’Opéra.

 

Extrait du Mémoire Vive n°55