"Souvenirs constantinois" par Edmond Sergent

Edmond_Sergent

Le texte suivant est la copie d’un manuscrit du Docteur Sergent qui fut Directeur de l'Institut Pasteur d'Algérie et Membre de l'Académie de Médecine et de l'Académie des Sciences.

(Document transmis par Monsieur André Spitéri)

Des souvenirs brumeux de ma petite enfance, quel­ques images claires surgissent. Mon père, peu après sa sortie de Saint-Cyr, était entré dans les Affaires Arabes et avait été Chef du Bureau Arabe d'El-Milia, puis de celui de Constantine, il était passé dans l'Administration civile, où il continua de remplir le même rôle de pacifi­cateur, justicier, créateur de villages, de routes, de dis­pensaires et de marchés. Le 24 janvier 1876 li fut nommé Administrateur de la Commune mixte de Mila. Je suis né, à Philippeville deux mois plus tard.

Quelques souvenirs lumineux remontent à l'époque de Mila, c'est-à-dire à quatre fois vingt ans, car mon père fut nommé le 3 septembre 1880 Administrateur de la Commune mixte d'Attia. Je me rappelle nettement les voyages de Mila à Constantine, dans la diligence à cinq chevaux, avec la musique incessante des grelots, scandée par le battement des vitres du coupé dans leurs glissières. Vingt ans plus tard, quand j'entrai comme élève à l'Institut Pasteur de Paris, j'appris que pendant cette année 1880, nous étions souvent à Constantine, où j'ai respiré le même air qu'un médecin à trois galons, du nom d'Alphonse Laveran, celui qui, dans une petite pièce incom­mode de l'hôpital militaire, tout en haut de la Casbah, au-dessus de l'à-pic qui domine la plaine du Hamma a fait, le 6 novembre 1880, la prestigieuse découverte qui ouvrit l'ère scientifique de la pathologie des pays chauds. A. Calmette a écrit de Laveran: « II n'est pas exagéré de dire que son œuvre apparaît comme la plus importan­te en médecine et en hygiène après celle de Pasteur », et le Dr Roux : « A mesure que le temps s'écoule, l'importance de tous ses travaux nous apparaît plus considérable... C'est ainsi que le travail d'un savant peut avoir pour l'humanité des conséquences qui dépassent celles des conceptions de nos plus grands politiques ».

Quatre lustres plus tard, l'apprenti microbiologiste que j'étais avait l'insigne bonheur de travailler dans un labo­ratoire voisin de celui de Laveran et d'être reçu dans son intimité.

En 1880 et 1881 nous habitâmes au siège de la Com­mune mixte d'El-Attia, qui était le bordj de Cheraïa, cons­truit à 6 kilomètres au sud de Collo, à plus de 300 mètres d'altitude, à la lisière de la grande forêt de chênes-lièges. On y venait de Philippeville par Tamalous, ou bien sur un tout petit vapeur desservant Collo. C'est là-haut que j'ai eu la révélation de la haute mer qui dressait au Nord un grand mur bleu, et que j'ai fait connaissance avec certains hôtes de la forêt. Un jour, un grand incendie, comme ce­lui que décrit si bien Magali Boisnard dans « L'enfant taciturne », ravagea une vaste étendue boisée de chênes-lièges, j'ai encore le souvenir de l'odeur de bois brûlé. Un matin, mon père, me prenant par la main, me dit : « Je vais te montrer quelque chose que tu ne verras jamais plus ». Les Indigènes avaient tué une lionne cernée par le feu, et on me la montra étendue sur le talus d'une route. Elle ne me fit pas grand effet, je trouvais qu'elle ressem­blait simplement à un gros chien. C'est vers cette époque de 1880 que les derniers lions disparurent d'Algérie. Un autre jour, je chevauchais mon petit âne tout seul dans le maquis, lorsque soudain il me jeta à terre et s'enfuit au galop. Les cavaliers bleus le virent arriver au bordj et donnèrent l'alarme. On me retrouva revenant à pied fort mécontent de mon âne. Je contai que nous avions rencon­tré un chien dont les pattes postérieures étaient plus courtes que les antérieures, que le chien et l’âne parurent très effrayés tous les deux et s'enfuirent chacun de son côté. On m'expliqua plus tard que ce devait être une hyène.

Puis ce furent huit années de lycée à Alger. Parmi nos maîtres, M. Charles de Galland, qui nous initia en troisième à l'humanisme et me laissa un souvenir char­mant. Quand on avait bien « expliqué » un passage d'Ho­race, il vous appelait près de sa chaire, pour que l'on continuât l'explication dans son Elzévir, et il disait : « Vous voyez, il faut entrouvrir le précieux petit livre avec res­pect, sans briser la reliure ».

En 1889, mon père me fit lire, ainsi qu'à mon frère Etienne né à Mila en 1878, un petit livre paru chez Het­zel : « Histoire d'un savant par un ignorant ». C'était l'histoire de Pasteur par son gendre René Valleryradot, et notre père nous dit : « Lisez ce livre, et, plus tard, relisez-le, quelque chose de grand vient de naître ».

Certes, nous ne comprîmes pas tout, à cette époque, mais ce fut l'origine de notre vocation commune.

En 1890, notre père prit sa retraite à Constantine. Il avait voué sa vie et celle de ses enfants à la France Nouvelle, et ne retourna pas, pour finir ses jours, à son pays natal de Seine-et-Marne. Il est inhumé, ainsi que no­tre mère, à Constantine.

Mon frère et moi, nous fûmes trois ans élèves du lycée de Constantine. Je me rappelle une initiative de mon professeur de seconde, M. Prévost. Au commence­ment de chaque classe, un des élèves se levait et récitait une strophe de l'Hymne de Victor Hugo : «Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie, Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie ».

A la classe suivante, l'élève voisin se levait à son tour et continuait la récitation du poème.

Je me souviens aussi avec reconnaissance de notre professeur de rhétorique, M. Agulhon, aux yeux bienveillants et loyaux derrière le lorgnon clair, dont la pro­nonciation angevine nous enchantait. Je le vois encore, nous faisant expliquer, avec une émotion visible qu'il nous communiquait, la fameuse prosopopée du « Criton » de Platon. Socrate, refusant à ses amis, qui l'en conjuraient de s'évader : « Supposez qu'étant sur le point de nous évader, nous voyions venir à nous les Lois de la cité, Oi nomoï, qu'elles se dressent devant nous et disent : Certes, Socrate, tu as été condamné injustement, mais nous, les Lois, nous sommes justes et tu l'as toujours reconnu. Si tu te soustrais à l'exécution de la sentence, tu auras rendu le mal pour le mal, et tu auras offensé grave­ment ton pays... ».

Et à la leçon de français, c'était avec la même émo­tion que M. Agulhon nous récitait et nous faisait expli­quer les « Stances à la Malibran ». Sa voix se prenait et les larmes lui venaient aux yeux, quand il prononçait :

« Une croix ! et l'oubli, la nuit et le silence !

Écoutez ! C'est le vent, c'est l'Océan immense ;

C'est un pécheur qui chante au bord du grand chemin.
Oui, oui, tu le savais, et que, dans cette vie,

Rien n'est bon que d'aimer... »

Et c'est l'époque où nous connûmes le précieux livre de Jules Payot « L'éducation de la volonté », qui nous enthousiasma, plusieurs camarades et nous.

A de tels Maîtres de l’alma mater qui nous initièrent à l'humanisme et nous inspirèrent leur idéal, va notre reconnaissance, notre foi.

Les dimanches, Etienne et moi faisions connaissance avec la nature et la poésie virgilienne des paysages algériens, au cours de promenades dans les environs un peu austères de Cirta : les rochers de Sidi-M'Cid, les jardins de Salluste, et les pinèdes du Mansourah... et nous y commencions des collections d'insectes, prélude aux longues recherches qui nous passionnèrent plus tard, sur les in­sectes vulnérants, propagateurs de maladies.

Sortis du lycée, mon frère et moi nous fîmes tous deux notre médecine, pour pouvoir nous consacrer au laboratoire.

Bibliographie :

 - Dedet Jean-Pierre.  L’Algérie d’Edmond Sergent. Editions Kallimages. Paris 2010.

 - Edm. et Et. Sergent et L.Parrot  La Découverte de Laveran  Masson et Cie, Editeurs. Paris. 1929.

 - Edm. et Et. Sergent Histoire d’un marais  Algérien Institut Pasteur. Alger 1947.

 

Extrait du Mémoire Vive n°52