Notre dossier : Enseignants en Kabylie (5e partie)

Ma grand-mère, Germaine Croisé, directrice de l’école de filles de Bou-Sahel à Tizi-Rached

Le 23 mai 2013, après avoir visité l’école de garçons, je suis allé visiter l’école de filles, à Bou-Sahel. Ma grand-mère, Germaine Croisé y fut nommée directrice au début des années 30 après avoir enseigné, comme adjointe de son mari, à l’école de garçons.

L’accueil fut chaleureux. J’avais bien en tête les photographies de l’école et je m’y retrouvais.

La chambre du haut à droite était celle d’Alexis, mon père, qui faisait sa géologie à Alger. Babiche nous dit qu’on devait le surveiller pendant ses crises de paludisme pour que dans ses délires il n’enjambe pas la balustrade.

Voilà ce qu’a écrit Babiche à propos de l’école de Bou-Sahel ( extraits ) :

« En octobre 1931, Germaine fut nommée comme directrice à Bou-Sahel où elle ouvrit la première école publique indigène de filles en Kabylie. Il y avait à Aït Hichem une école-ouvroir qui enseignait le tissage mais point d’école de la République.

Germaine alla à la Djemâa pour fléchir les pères à envoyer leurs filles à l’école. Leur réticence venait du fait que les filles travaillaient à la maison et aidaient leur maman en gardant les petits accrochés sur leur dos par un grand foulard.

Avec l’assurance qu’elles seraient nourries à midi et seraient libres au moment de la cueillette des olives ou une naissance, etc... elle eut gain de cause auprès d’un certain nombre de pères.

À l’école on enseigna en plus de la couture, le tricot, la cuisine, l’hygiène etc... La nourriture était payée par des bienfaiteurs au nombre desquels mesdames Robert, Kouadi, Vermot, Deltrieu de Tizi-Ouzou, qui ne faillirent jamais à leur promesse. C’est ainsi que l’école fut remplie dès la première année. Les tissus étaient envoyés par des fabriques alsaciennes ( Linvosges ), les laines par « Les laines de Roubaix ». Pour remercier les généreux donateurs la directrice de l’école leur envoyait des oranges des Pères Blancs de l’Oued Aïssi.

Germaine Croisé et son mari Paul Antoine Jean Cassien Lambert sur la terrasse de leur appartement au dessus des classes

Germaine se levait tôt pour allumer la grande cuisinière, les petites filles arrivaient. D’abord lavage des mains, puis collyre pour les yeux ( conjonctivite et trachome sévissaient ). Les plus grandes préparaient le repas. Les amies de Germaine fournissaient riz, pommes de terre, lentilles et pois chiches. Les dons en espèces aidaient à acheter de la viande et des oeufs. Agosto, l’épicier d’Alger fournissait des boîtes de pilchards et de sardines. Les institutrices et leurs familles déjeunaient avec « ses petites filles » comme les appelait Germaine. Elles payaient leur écot ce qui permettait un roulement assuré des fonds. Toutes les petites filles ne restaient pas manger, les plus riches rentraient manger chez elles.

Le lavage, supervisé par Fatima, se faisait dans une grande buanderie.

Les filles allaient à l’école jusqu’à l’âge de se marier et c’est avec le coeur gros qu’elles quittaient l’école ».

Concernant la famille Babiche elle ajouta : « Tous les jours le facteur, monsieur Saïd, amenait le courrier depuis Tamda. Ayant fait le pélerinage de la Mecque on l’appelait Hadj Saïd. Depuis le bas du jardin il criait à Guite : « Il y a une lettre de ton fiancé Marguerite » ou bien à Madame Lambert : « C’est ton neveu Pierre qui t’écrit ».

Et Babiche de raconter les mésaventures de Hashas le chauffeur de taxi ou de l’usage de la première cabine téléphonique. Je tiens ces histoires mémorables à la disposition de ceux qui me les demanderaient.

En 1940, Germaine prenait sa retraite à Bouzareah dans la propriété héritée de ses parents, route de l’Observatoire.

Mon histoire à Tizi-Rached, en ce beau jour, encore nuageux, du mois de mai, ne se termine pas là. Une dame qui était venue chercher son fils à l’école a prêté l’oreille à notre conversation.

Elle nous aborda à la sortie de l’école pour nous dire que sa bellemère parlait souvent des Lambert et de Babichon. Dix minutes plus tard madame Hellal nous parlait des Lambert.

« Je suis Yamina Halef et j’étais camarade de classe de Babichon. Je connais toute la famille : Marguerite, Renée, Babichon et Alexis. Madame Lambert était venue voir mon père pour me prendre en classe. Il avait refusé. J’ai pleuré pendant 24 heures, dit-elle, et finalement ma mère a accepté... ». 

Gabriel LAMBERT

Extrait du Mémoire Vive n°63