La Mission Rolland de Tizi Ouzou

Une institution d’Evangélistes Protestants au cœur de la Kabylie

Il est des figures de notre terre d’Algérie qui appartiennent à notre enfance et qui restent emblématiques, voir légendaires. Elles ne sont pas forcément enjolivées par le regard crédule de la jeunesse, ni magnifiées ensuite par notre mémoire nostalgique. En l’occurrence, parmi les personnalités marquantes de mon village, deux de ces figures sont restées fichées et inaltérables dans mon souvenir, le « Pasteur Rolland » et sa femme « Madame Rolland », missionnaires protestants en Grande Kabylie.

Je suis née au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale, à Tizi Ouzou au pied de la chaine des monts du Djurdjura, au sein d’une famille catholique. Petite fille, je ne cessais pas d’être étonnée, au moment des fêtes de Noël, par le fait que ma mère faisait expédier par notre Yaouled 1 de service, brioches et confiseries au dispensaire des Sœurs Blanches, à la Maison des Pères Blancs, ces ordres de missionnaires créés par le Cardinal Lavigerie, mais aussi à ce que tout le village désignait sous le nom de la « Mission Rolland », la maison des missionnaires protestants. Il m’a fallu attendre plusieurs années pour apprendre qu’une branche de notre famille, alsacienne d’origine, était protestante. Une caractéristique peu originale, si tant est que sur cette terre du nord de l’Afrique, pont de l’Orient à l’Occident, les trois religions monothéistes et leurs multiples dérives dogmatiques se sont imbriquées dans la tolérance et sans heurts, appuyées sur le panthéisme du socle berbère, bien qu’islamisé. Pourtant je ne crois pas que les offrandes de ma mère aient été liées à ces attaches familiales, ni à des données œcuméniques,  mais plutôt inspirées par le très grand respect dû à une œuvre humanitaire parmi les plus exemplaires, initiée par la famille Rolland, dont le rayonnement couvrit un large territoire géographique et moral, en pays kabyle.

Une rue du village d'Aït-Hichem (photo G. Laoust-Chantréaux)

Un pionnier enthousiaste et piéton endurant : Emile Rolland

  La Mission Rolland  de Tizi Ouzou bâtie dans la ville haute, (comprenez à la lisière du quartier indigène de maisons basses), avait été fondée par Emile Rolland en 1908. Cet ouvrier de l’usine Peugeot de Montbéliard fut appelé en1896 à participer à la «  North Africa Mission », un organisme anglais. A l’époque l’Algérie représentait un terrain d’évangélisation nouveau et le gouvernement français redoutait toute forme exagérée de prosélytisme, en vertu des accords engagés lors de l’Acte de Capitulation signé entre le Dey d’Alger et le Maréchal  de Bourmont quant au respect des croyances religieuses des autochtones, aussi les Missions anglicanes prirent le pas sur les projets français, en la matière. Cependant après la guerre de 1870, la venue de gens de l’Est de la France en Algérie, de confession calviniste ou luthérienne, participa à la multiplication des Missions et des Temples protestants un peu sur tout le territoire. 

La Kabylie semblait être un terreau particulièrement propice à cette implantation de par les lointains liens historiques avec le christianisme. N’oublions pas l’épisode de la Rome chrétienne et son plus brillant représentant Saint Augustin, Berbère romanisé, évêque d’Hippone. D’autre part le Kabyle, quoique musulman, entretenait une mentalité plus ouverte à l’exégèse que l’Arabe. Aussi Emile Rolland n’hésita pas. Il apprit la langue kabyle et partit à l’assaut des contreforts du Djurdjura qu’il sillonna à bicyclette, prêchant, chantant des cantiques, débattant sur le fondement des croyances, de la morale, et convertissant. Passant d’un village à l’autre, les Kabyles ayant construit leur douars, regroupés par tribu et par corporation du même métier, sur les crêtes des collines, il ira ainsi jusqu’à l’orée du Sahara. Il organisa ensuite une Station à Djemaa Saharidj, ancien site romain mais aussi curieusement haut lieu de mythes islamo- berbères. Enfin il créa la Station de Tizi Ouzou. Sa fille Gita épousera le cousin de son père, Alfred Rolland qui prendra la suite de la direction de la mission de Tizi Ouzou, définitivement baptisée par le même patronyme, « Mission Rolland ».

Travail des tapis (photo G. Laoust-Chantréaux)

Un complexe savant articulé sur l’accueil, le don et au-delà sur la sauvegarde

La bâtisse fonctionnelle et sans fioriture, abritait un dispensaire certainement comme il était d’usage dans toute organisation de bienfaisance, à l’instar de celui des Sœurs Blanches, dans un pays où les soins à donner à la population étaient nombreux et de première urgence quand on pense en ce début du XXe siècle aux flambées de choléra, de typhus, du paludisme, aux ravages de la variole, de la tuberculose et du trachome, pour ne citer qu’eux et sans parler de la malnutrition. 

Un foyer y était aussi aménagé qui permettait aux jeunes gens des douars environnants de trouver un gite et une formation intellectuelle.

Un ouvroir y fut inauguré pour la confection de tapis et de couvertures où des jeunes filles apprenaient ou perfectionnaient le savoir-faire du tissage sur des métiers à hautes lisses d’après des cartons de motifs traditionnels berbères, persans, turcs… . Chacune des tisseuses  recevait un salaire, rendu possible par la vente de la production du tissage aux grands magasins parisiens.

Mais la démarche la plus édifiante de la Mission Rolland reste ce refuge où les petits orphelins kabyles étaient recueillis. L’orphelin en pays kabyle est loin d’être plaint, secouru ou protégé même par sa famille. Bien au contraire, il est méprisé, rejeté, parce qu’en l’absence de géniteurs, il est considéré comme inéduqué dans les règles du clan. Nombre d’orphelins ont pu ainsi être sauvés. Mais chose plus exemplaire, le refuge servait aussi d’asile aux jeunes filles qui avaient fauté hors mariage et se retrouvaient enceintes. Il faut savoir qu’un drastique code de l’honneur existe en pays kabyle, qui, quand c’était le cas, imposait au père de famille de laver la tâche en supprimant sa fille coupable par le poison, tel la cigüe, ou autres moyens plus sanglants. Gita Rolland était parfaitement rompue à la langue kabyle, aux mœurs, à la mentalité, la première qu’elle avait pratiquée, les seconds qu’elle avait approchés, la troisième enfin qu’elle avait approfondie, le long des chemins parcourus durant son enfance avec son père Emile. Grâce aux bavardages, aux indiscrétions des femmes des douars qu’elle visitait, elle apprenait qu’un drame allait s’accomplir dans l’un ou l’autre village des crêtes. Quand ces filles  condamnées,  terrorisées, ne venaient pas demander asile spontanément à la Mission, Gita grimpait dans les collines à dos de mulet, recouverte de son légendaire burnous de laine vierge, coiffée d’un chèche en mousseline rose, qui la signalait dans tout le pays. Elle se présentait devant la mechta où devait se terrer la jeune fille en cause, elle attendait le père et transigeait. Si elle arrivait à le convaincre  elle récupérait la future mère, en  promettant qu’on entendrait plus parler d’elle dans tous le djebel 2, qu’elle serait comme morte pour lui et sa famille, ses sœurs à marier, tandis que personne ne pourrait prétendre, selon le proverbe usité dans tout le pourtour du massif kabyle,  « qu’il avait de la bouse de vache sur les moustaches ».

 Gita faisait donc accoucher discrètement la malheureuse, lui trouvait un emploi très loin de sa famille d’origine et recueillait le nouveau-né. Les Kabyles n’ignoraient rien de ce genre de transactions, mais l’honneur, leur fameux  nif 3 si chatouilleux étant sauf, ils répugnaient souvent à entrer dans la peau du bourreau. Et puis Ils avaient décrété que Gita Rolland était maraboute 4, pas de sang mais de poitrine, c’est-à-dire d’esprit.

Femme kabyle à la corvée de bois (photo G. Laoust-Chantréaux)

Un remarquable bilan et l’attristant départ

Un jour que le Pasteur Alfred Rolland, si impressionnant avec sa barbe blanche et sa cape noire - comme à mes yeux de fillette tout droit sorti du cliché du film, la  Symphonie Pastorale - était venu avec sa femme rendre une visite de courtoisie à mes parents, ma mère questionna cette sainte femme maraboute :

- Mais enfin, combien d’enfants avez-vous en définitif ?

Et cette dernière fit cette époustouflante réponse

- J’ai eu trois enfants de mon sang et soixante-treize de mon cœur

Ces missionnaires avaient ainsi, au fil des années, élevé, nourri, éduqué des dizaines et des dizaines d’enfants. Les écoliers français du village de Tizi Ouzou de ma génération et probablement ceux des générations précédentes ou suivantes, qui comme moi ont usé leur culotte sur les mêmes bancs de l’école communale que ceux que nous appelions «  les petits Rolland », petits orphelins kabyles ou enfants illégitimes, reconnaissables à leurs uniformes, ne me contrediront pas.

A l’Indépendance de l’Algérie cette remarquable institution continua dans le droit fil de sa vocation dirigée par le Pasteur Alfred Rolland et Gita, secondés par leur enfants, Daniel et sa femme Anne, et leurs autres enfants, Samuel et Monique. A aucun moment les populations kabyles ne montrèrent d’hostilité envers ces gens qui avaient porté secours à nombre d’entre eux. En 1977 cependant, les Autorités algériennes, obsédées par l’islamisation, confisquèrent les biens de la «  Mission » et ordonnèrent le départ du missionnaire Alfred Rolland. La famille Rolland se rapatria, la mort dans l’âme, en Haute Savoie, après un séjour d’ un an au Vigan dans les Cévennes. Région où un de leur neveux avait déjà fait rapatrier en 1955, au plus fort de la guerre d’Algérie dans la zone des montagnes au pied du Djurdjura, des familles Kabyles et des petits orphelins probablement menacés en raison de leur conversion. Ces familles s’y sont enracinées, les Cévennes ayant paraît-il, un petit parfum de Kabylie.

Ainsi s’est terminée cette Mission si flamboyante en terre d’Afrique qui au-delà de l’évangélisation a su apporter secours, amour et respect aux populations locales. Un des bienfaits de la colonisation qu’il convient de souligner fermement à l’heure où l’on nous parle plutôt de ses méfaits et dont le souvenir perdure pour nombre d’entre nous.

Marie Lou LAMARQUE

1 Yaouled : jeune enfant, coursier en arabe

2 Djebel : montagne

3 Nif : en langue kabyle, honneur

4 Marabout : à la différence de l’Afrique noire où le marabout est gourou ou devin  , au Maghreb, saint homme et par extension petite tombe de ce dernier

Bibliographie :

Marie Lou Lamarque, CIVILITES BARBARES, Femmes d’Orient et d’Occident (Algérie 1830-1962), L’Harmattan Paris, 2013.

Extrait du Mémoire Vive n°59

Femme kabyle préparant le repas (photo G. Laoust-Chnatréaux)