Pierre Vermeren : la névrose franco-algérienne et la faute d'Emmanuel Macron

Spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren est professeur d'Histoire contemporaine à l'Université Panthéon-Sorbonne et membre de l'Institut des mondes africains. Il a récemment publié Le choc des décolonisations. De la guerre d'Algérie aux printemps arabes (éd. Odile Jacob, 2015).

Extrait du lefigaro.fr

FIGAROVOX/TRIBUNE - Outre le contre-sens historique, Emmanuel Macron a «jeté du sel sur la plaie» du traumatisme franco-algérien, estime Pierre Vermeren. Pour l'historien, «la colonisation européenne est une modalité de la mondialisation, tant vantée» par le candidat d'En Marche.

Comme dans toute névrose, le patient revient toujours à son symptôme. «Les symptômes sont des signes commémoratifs d'événements traumatiques», écrit Freud en 1909. C'était avant les traumatismes du XXe siècle, et cela s'appliquait à des individus. Mais la relation franco-algérienne, comme celle d'un vieux couple déchiré, est malade de son passé, et de sa douloureuse séparation. En remettant des pièces dans la machine à fracturer, Emmanuel Macron a tenu plus qu'un propos de campagne. Il a jeté du sel sur la plaie jamais fermée du traumatisme franco-algérien, aussi languissante que fatigante, qui sourd jusque dans nos générations. Elles n'ont pourtant connu ni la guerre, ni la colonisation, ni n'ont jamais rien appris de leurs bons maîtres à ce sujet. Sur l'Algérie et la guerre d'indépendance, il n'y a pas de doxa. Il y a deux camps, auxquels nous sommes sommés de nous affilier. C'est oublier que jusqu'en 1959-60, presque tous les Français soutenaient l'Algérie française, activement ou passivement? Avant de la répudier d'un coup.En Algérie les choses sont plus claires, et il y a de bonnes raisons à cela.

Après trente ans de régime autoritaire, parfois plus, l'Algérie a plongé en 1992 dans une atroce guerre civile, la deuxième en un demi-siècle. La première a duré huit ans dans sa version courte, la seconde dix ans. La première était une «glorieuse lutte de libération anti-impérialiste». La seconde le produit de la dictature et de l'obscurantisme. Pour évacuer la honte de cette lutte fratricide, les autorités algériennes, derrière leur nouveau président (Abdelaziz Bouteflika est élu à la Mouradia en 1999), sont revenues à la thématique oubliée des années de guerre: la criminalisation de la France coloniale. Aidés par leurs amis français, eux-mêmes hantés par la lutte de leurs pères contre le FLN, ils ont relancé la machine idéologique pour faire oublier les 200 000 morts de la guerre des salafo-djihadistes, dont on commence seulement à réaliser qu'elle annonça ce que vit le Moyen-Orient. Massacres et tortures de masse (pour partie vraie évidemment), déportation, camps, fours crématoires, crime contre l'humanité, nazisme, génocide (culturel)… tout a été récupéré dans le vieux stock du XXe siècle.

A vrai dire, saturés de propagande nationaliste pendant des décennies, les Algériens n'ont jamais trop compris pourquoi le régime s'évertuait à vitupérer contre le colonisateur, quand il était incapable de leur assurer la sécurité, les libertés publiques et la dignité, en dépit de sa faramineuse richesse pétrolière. Tous les Algériens ont une idée là-dessus, sur la gabegie, la corruption, l'injustice, la hogra… Ils ne pardonnent pas, bien sûr, au colonisateur, ce que l'on dit de lui dans les médias et à l'école, les crimes de la guerre d'Algérie, mais près de 9 Algériens sur 10 n'ont pas connu cette période. Et leurs attentes sont avant tout liées au présent et à ses cruelles exigences (enfants, crédits, inflation, recherche d'une place ou d'un visa), bien plus qu'à la mémoire historique. Quand les Algériens contestent, ils vitupèrent contre leurs autorités, point. Mais ce discours public inquisitorial s'adresse moins aux Algériens qu'à la France et à ses représentants.

La très chrétienne culpabilité, enfouie dans les profondeurs de l'âme française, est un grattoir que les autorités algériennes auraient tort de ne pas frotter. Les présidents Sarkozy et Hollande ont déployé des trésors de diplomatie pour rassurer sans s'excuser, et confesser sans s'abaisser. L'un comme l'autre il est vrai, étaient totalement étrangers à cette histoire, et ils avaient davantage à gérer les conséquences de l'immigration algérienne en France, que celles de la colonisation française, reléguée aux livres de terminale. Sauf à considérer que tout se tient, et résulte directement de cela. C'est dans ce piège qu'Emmanuel Macron est tombé, auprès d'interlocuteurs qui n'en attendaient, et certainement, n'en demandaient pas tant. Cette déclaration démontre que faire des déclarations politiques à l'étranger est toujours un risque. Lorsqu'il s'adressa aux notables du Caire dans un mauvais arabe en 1798, en leur expliquant que la France venait les libérer des Turcs, Bonaparte se discrédita à leurs yeux en louant l'islam et en dénigrant la religion de ses pères! Quelques mois plus tard, le Caire se souleva contre les Français à l'appel de ses religieux.

Reste la question du «crime contre l'humanité», non pas au sens juridique du terme, mais au sens politique qu'il revêt. La colonisation n'a pas été tendre. Les opérations de guerre ont toujours été brutales et dévastatrices. On ne faisait pas la guerre «zéro mort» au XIXe siècle, ni au sortir des deux guerre mondiales. Mais les paysans et les hommes des tribus d'Algérie le savaient. Et ne s'en offusquaient pas. Parce que cela a toujours été comme cela dans l'histoire de l'humanité. Ils étaient bien plus contrariés par le fait que des chrétiens s'emparent d'une terre musulmane, comme ils l'avaient fait en Andalousie. Les conquêtes ont toujours été ravageuses dans l'histoire, et celle de l'Algérie a été bien moins rude que celle de l'ouest américain (pourtant contemporaine). Faute de migrants français en nombre, les tribus sont restées maître de leur territoire, ne serait-ce que numériquement. En Algérie française, il n'y a jamais eu plus d'un Européen pour 7 ou 8 «indigènes». Plus la colonisation étendait son domaine, plus les Français partaient s'installer en ville. De sorte que la France coloniale a toujours été cantonnée à de petites parties du vaste territoire algérien. Seule l'armée assurait un équilibre par la force ou par la menace. De la violence des temps de guerre, l'Algérie a gardé une culture de la violence, comme l'a souligné Mohamed Harbi.

Mais sur le temps long de la période coloniale, et dans les domaines qu'elles exploitait, la colonie a vécu pour l'essentiel selon les principes républicains. Des principes certes soumis à discriminations (basées sur le statut religieux) et sur des dérogations. Pas de laïcité et pas de liberté d'aller et venir pour les indigènes d'Algérie. Mais toujours le saint principe de l'autorisation administrative. Mais après tout, mes deux grands-mères nées en 1890 et 1900 n'avaient pas le droit de voter et dépendaient de leur mari pour travailler, avoir un compte et voyager. Cela fait-il de la République un régime criminel, voire un régime pratiquant le crime contre l'humanité? Ce qui s'en rapproche le plus serait davantage le fait d'avoir entraîné au massacre 1,4 millions de ses jeunes paysans en 1914-18, pour solder la dette de 1870. Et si tel est le cas, il faut urgemment réfléchir à un changement de régime. En réalité, si les hommes font l'histoire, ils ne savent pas l'histoire qu'ils font, et les historiens doivent s'en dépêtrer.

Avec le recul, la colonisation et l'impérialisme européen sont des modalités de la mondialisation, tant vantée par notre jeune ambitieux. L'accumulation des forces productives et démographiques était telle en Europe qu'elle a fini par déborder, bouleversant le monde entier et ses vénérables civilisations, comme le constate Marx dès son Manifeste de 1848. Les humanités les plus disparates finissent toujours pas se rejoindre et par converger. Ce que les Algériens ont reproché à la France, ce n'est pas de les avoir colonisés… c'est de les avoir exclus d'un régime pacifique, politique et juridique que leurs élites ont voulu intégrer pendant des décennies. Avant de se faire une raison, et de déclarer la guerre à cet occupant plus vaniteux et insouciant que criminel… C'est un paradoxe que les Algériens aient intensifié leur immigration vers la métropole en pleine guerre d'Algérie, et plus encore dans les années soixante, une fois la victoire remportée. Ils distinguaient très bien le colonialisme du peuple français. Et leurs intérêts matériels de leurs idées politiques. Le temps et l'ignorance de l'histoire permettent d'occulter les faits. Mais on ne sache pas que des milliers de juifs aient pris leur baluchon pour émigrer vers la riche Allemagne des années d'après-guerre. Parce qu'il faut plusieurs générations pour oublier ce genre de crime.