Les trésors du CDHA : Relation d'une Caravane

Ce récit a été recueilli par le Lieutenant MARTY, adjoint du Bureau arabe de Laghouat, qui en a fait un compte rendu à la main ; d’où une certaine difficulté à transcrire d’une façon exacte les noms des personnes et des lieux  mentionnés dans le récit. Le texte présenté est l’exacte transcription  du récit sans correction d’aucune sorte ; d’où  certaines imperfections de style,  d’orthographe, de ponctuation.

« Relation d’une Caravane partie de Laghouat pour R’at le mois d’octobre 1857. De retour à Laghouat le 1er mars 1858 »

La caravane partie de Laghouat pour R’at en octobre 1857, a terminé son voyage et vient de rentrer dans le Cercle. Les trois principaux conducteurs, les nommés Maamar ben Guendousi des Maamra, Mahmed ben Tahar des Ouled Salah et Ahmed ben Sahia d’Aïn Madhi, se sont présentés au bureau, nous ont fait l’intéressant récit de leur voyage et nous ont donné d’assez longs détails sur le bon accueil qu’ils ont reçu et les excellentes relations qu’ils ont eues avec les habitants qu’ils viennent de visiter.

Nous donnons ci-dessous un résumé du récit que nous a fait Ahmed ben Sahia, le plus intelligent des trois convoyeurs. Le peu de connaissance qu’ils avaient du pays n’a permis à Ahmed de  nous donner que le nom des points où ils ont trouvé de l’eau.

Le trajet de Ouargla à R’at a été fait en 33 jours, à travers un pays très accidenté, dépourvu de végétation mais très praticable. Quelques Chaambâ que nos gens trouvèrent à Ouargla essayèrent plusieurs fois de les détourner de leur voyage, leur disant que les Touaregs ne les attiraient chez eux que pour les piller. Le premier sentiment chez eux fut de l’hésitation, mais Cheïkh Othman (1) en ayant fait un sujet de plaisanterie et ayant mis leur  amour-propre en jeu, les eût bientôt convaincus et décidés. La caravane commença son voyage quelque peu impressionnée par cette triste prédiction qui, comme on le verra par le récit d’Ahmed ben Sahia, ne tarda pas à s’évanouir.

1er jour Départ d’Ouargla

En partant d’Ouargla, elle prit la direction sud, marcha trois jours sans trouver de l’eau et arriva le 3e jour à Djeribia (puits connu déjà par l’itinéraire donné par Cheikh Othman)

Ouargla, une des portes de la ville

3e jour Djeribia puits

En quittant Djeribia, les voyageurs se dirigèrent légèrement sud-est et voyagèrent 8 jours dans les dunes sans trouver une seule goutte d’eau.

11e jour Oued Tanezerouft

A la tombée de la nuit, ils arrivaient à Oued Tenezerouft où il y a un puits d’eau salée, creusé dans le lit de la rivière ; nos gens burent de cette eau et en furent indisposés par une légère diarrhée ; ils ne purent partir le lendemain que vers midi. L’Oued Tanezerouf descend des hauteurs d’Insalah et vient verser ses eaux au sud de Temacin dans le grand bas-fond de l’Oued Rir ; il forme un grand bassin du sud-ouest au nord-est. A Tanezerouft nos gens rencontrent les premiers touaregs. Leur première impression fut la crainte de se voir attaqués. Cheikh Othman les rassura et les fit communiquer avec ces gens qui n’étaient autres que des bergers qui vinrent, là, souhaiter la bienvenue, un bon voyage et une bonne réussite commerciale. Sur l’assurance de Cheikh Othman, ils laissèrent leurs chameaux paître seuls. Ce dernier leur répondit des pertes qu’ils pourraient éprouver mais non des chameaux qui pourraient retourner dans leur pays. A partir de ce moment nos gens n’ont plus peur. C’est avec plaisir qu’ils vont parcourir leur route et explorer ces régions qui leur étaient inconnues et où tout leur semblait mystère.

13e jour Zaouïa Sidi el Bekri ou Sidi Yamna

 A partir d’Oued Tanezerouft où finit la région des hautes dunes, ils traversèrent pendant deux jours un pays de structure variée, sillonné de chaînons très bas, de plateaux pierreux et de petits ravins. Après 2 jours de marche sans eau, ils arrivaient le 13e jour à la Zaouïa de Sidi el Bekri ou Sidi Yamna, située dans un bas fond ; c’est une maisonnette arabe, entourée de 150 palmiers environ. Une source abondante jaillit au dessus du sol et entretient cette petite oasis habitée par les serviteurs du marabout de la secte de Tedgini ; nos gens trouvent là bon accueil chez les habitants qui les appellent leurs amis, leurs frères. La soirée se passe fort bien, ils sont de plus en plus rassurés

17e jour Tabelbet puits

En quittant la Zaouïa, ils retrouvèrent quelques dunes rares et des plateaux pierreux couverts d’une espèce de pyrite de fer. Après 4 journées sans eau, ils arrivaient à Tabelbelt puits

19e jour Aïn el Hadjedj

De ce dernier point, nos gens suivirent un bas-fond bordé à l’est par des dunes et à l’ouest par les monts Issaouï. Ce bas fond est une large vallée qui par de nombreux contours va en s’élargissant jusqu’à R’at. Elle reçoit les eaux de tous les petits ravins qui descendent des monts Issaouï ; la végétation y est maladive. Le 19e jour la caravane s’arrêtait dans cette vallée à Aïn el Hadjedj (fontaine des pèlerins) lieu de passage et de repos des pèlerins de Tombouctou et de Touat qui vont à la Mecque.

24e jour Takhemalet

En suivant pendant 5 jours sans trouver d’eau cette même vallée, les voyageurs arrivaient le 24e jour à l’Oued Takhemalet où il y a une mare d’eau et reprenaient l’itinéraire décrit par Chiekh Othman. Ils retrouvent encore des Touaregs gardant des chameaux des moutons à poil de chèvre connus sous le nom de « Bademan ». Les bergers leur présentent une physionomie ouverte et leur font des offres de service. Chiekh Othman paraît dominer ces gens ; sur un signe, ils lui obéissent.

La route de la Caravane

27e jour Oued Tarat

A Takhemalet, la caravane laissa le bas-fond d’Issaouï à l’est et fit route vers le sud. Elle marcha dans cette direction pendant trois jours à travers un  pays légèrement accidenté, montant sur un plateau pour redescendre et suivre pendant quelque temps le lit d’un ruisseau et vice versa. Elle arriva le 27e jour à Oued Tarat où elle trouva de l’eau dans un puits creusé dans le lit de la rivière. A Tarat encore des Touaregs  leur font le même accueil et  leur portent du lait et de l’eau du puits ; ils les aident dans leurs préparatifs de campement et conduisent les chameaux au pâturage. Le lendemain, à 12 kilomètres du lieu de campement, ils rencontrent une caravane de 30 chameaux chargés d’ivoire et de diverses marchandises que des Touaregs conduisaient de R’at à R’damès.

30e jour Naci el Haleg

Les voyageurs quittaient Oued Tarat, remontaient une chaîne au sud, traversaient pendant 3 jours de nombreux plateaux sans rencontrer de l’eau et arrivaient le 30e jour dans le lit de l’oued qui passe à R’at ; ils couchèrent au lieu appelé Naci el Haleg (ou puits des sangsues) creusé dans le lit de cette rivière. C’est là que Cheikh Ikhenoukhen prévenu par Cheikh Othman vint les rejoindre avec deux notables de R’at et 4 ou 5 de ses serviteurs. Nos gens étaient déjà arrivés lorsqu’ils virent venir vers eux ce groupe de voyageurs montés sur des Méharis. Ils croyaient voir arriver des pillards, mais leur crainte est bientôt évanouie. Cheikh Othman leur annonce des amis. C’est en effet Ikhenoukhen et sa suite qui à 50 pas mettent pied à terre et s’empressent de venir faire des salutations à nos voyageurs et leur demander des nouvelles de leur route.

Cheikh Ikhenoukhen leur dit :

« Soyez les bienvenus, que la bénédiction de Dieu soit sur vous, nous ne demandons que la tranquillité ; notre plus grand désir est de voir vos commerçants venir dans notre pays et les nôtres aller chez vous ; vous pouvez venir ici en toute sécurité, vous serez toujours bien reçus ; nous vous souhaitons beaucoup de gain afin que cela vous engage à revenir souvent ; je n’ai qu’un regret c’est de vous voir arriver après le grand marché annuel »

33e jour R’at

A partir de ce dernier endroit, nos gens suivent pendant 3 jours le lit de l’oued R’at et le 33e jour ils voyaient avec satisfaction les palmiers de l’oasis de R’at se dérouler au loin ; ils étaient au terme de leur long voyage.

Arrivée à R’at

A l’extérieur de la ville, la Djemaa et une forte réunion de notables, de commerçants et de gens de diverses classes attendaient les voyageurs. L’un d’eux, El Hadj Ahmed, cheikh de R’at, prend la parole au nom de tous «  Soyez les bienvenus chez nous, leur dit-il, et que Dieu conduise vos affaires à bien afin que vous reveniez nous voir ; vous trouverez toujours bon accueil ici et nous ferons tout ce qui plaira à Dieu pour vous être agréables ; vous pourrez vous convaincre que les Touaregs sont de bonnes gens ». Les salutations d’usage terminées, le Cheikh El Hadj Ahmed conduisit les voyageurs à sa maison située en dehors de la ville.

Séjour à R’at

Le bon accueil qu’ils reçurent mit nos gens tout à fait à l’aise et dès le 2e jour ils louaient une maison qui leur servit d’habitation pendant les 22 jours qu’ils restèrent à R’at. Leur premier soin fut d’abord de visiter la ville dans tous ses détails. Ahmed ben Sahia nous dit que R’at est construit dans le genre de nos villages arabes ; les rues sont sales mais l’intérieur des maisons est assez propre. Le premier jour de leur excursion dans la ville, les enfants les appelaient « Chambi » et se sauvaient; quelques jours après, ils les abordaient familièrement et leur donnaient le nom d’amis des Français.

 Des diverses relations verbales que nos gens ont eues avec les principaux négociants de R’at ils en ont conclu que :

1° La grande époque du commerce de cette ville dure depuis la fin d’avril jusqu’à la fin de novembre. Une vingtaine d’individus de R’damès habitant R’at sont les principaux correspondants avec le Soudan et Tripoli par l’intermédiaire des Touaregs. Ainsi, le transport est fait par les gens de ces deux pays mais, de R’at à R’damès, il est exclusivement fait par les Touaregs.

2° R’at tire ses principales subsistances du Fezzan (suit une estimation  du prix du blé, des dattes,  du sorgho, de l’huile, du beurre de la graisse de mouton de bœuf de chameaux)

3° Les principaux  « objets » constituant le commerce de ce petit centre sont l’ivoire, la peau de panthère, la peau de buffle,  la poudre d’or et enfin un nègre ou une négresse.

4° Le principal commerce fait sur une grande échelle porte sur les nègres. Le mouvement de cette population sur les marchés atteint des chiffres considérables. Ils sont achetés par des gens qui les dirigent furtivement sur Tripoli et Tunis. Pendant le séjour de nos gens à R’at, un homme envoyé par le Bey de Tunis, avait mission d’acheter vingt négresses.

Incidents du séjour

Notre conteur nous dit que les gens de R’at leur ont demandé avec insistance qu’elle était notre manière d’administrer les populations soumises à notre domination.

« Vous qui êtes musulmans, leur disait-on, les Français vous laissent-ils la liberté de votre culte ? Pouvez-vous faire vos prières ? Conservez-vous vos établissements religieux comme vous les aviez auparavant ? Les Français n’ont-ils pas fait disparaître tout cela ? »

Nos gens ne peuvent que répondre d’une manière favorable à toutes ces questions, et les interrogateurs à leur tour ne purent s’empêcher de leur dire que les Français étaient de braves gens et que le Cheikh Ikhenoukhen avait eu bien raison de le leur dire.

Nous avons parlé, au commencement de ce récit de l’opposition que les Chamba semblaient vouloir mettre à ce voyage. Voyant qu’ils n’avaient pu l’empêcher, ils écrivirent à R’damès une lettre dans laquelle ils dénonçaient les gens de la caravane comme espions des Français, allant chez les Touaregs pour voir ce qui s’y passait, prendre des notes sur la situation géographique du pays, empoisonner les sources, moyens que les Français mettraient plus tard à profit pour aller s’emparer de leur pays. Cette missive trouva de crédules partisans à R’damès et ceux-ci en informèrent aussitôt les notables de R’at, en les engageant à se méfier de nos envoyés. C’est huit jours après l’arrivée de la caravane à Rat que cette accusation parvint dans cette ville. Aussi on peut juger de l’étonnement de nos gens qui après s’être vus si bien accueillis, apprirent qu’on les suspectait et que la Djemaa allait s’assembler pour juger de leur sort et prendre une résolution qui mettrait fin à ces sortes de tentatives. Cheikh Othman était accusé de les avoir amenés. Cheikh Ikhenoukhen en les ayant reçus, était devenu traître au pays. La Djemaa s’assembla en effet ; la discussion fut longue, Ikhenoukhen défendait de tout son pouvoir les gens que les Chamba faisaient attaquer par la Djemaa. Voyant qu’il ne pouvait convaincre l’assemblée Ikhenoukhen d’un ton assuré et résolu, leur parla en ces termes : « Eh bien oui, ce sont des amis des Français ; ils sont venus ici pour faire du commerce et comme je désire continuer les relations qui ne font que commencer,  ces gens continueront à être bien traités et à celui d’entre vous qui leur dira quelque chose de déplacé, je lui casserai la tête. »Après cette énergique allocution, chacun fut de l’avis de Ikhenoukhen et les membres de l’assemblée s’excusèrent en disant que la mesure qu’ils avaient adoptée était plutôt pour montrer à tous leurs frères qu’ils étaient jaloux de leur indépendance et déterminés à empêcher la conquête de leur pays.

Quatre jours après, un homme de la caravane croyant bien faire sembla donner un certain crédit à la calomnie des Chamba. Cet homme, un Beni Laghouat, avait emporté comme vivres des abricots secs. Au lieu d’en jeter les noyaux au vent, il aima mieux s’amuser à les planter. Ayant été surpris par des gens de la ville à faire cette opération, ceux-ci lui supposèrent des intentions malveillantes et ils en conclurent immédiatement qu’il jetait dans la terre le poison annoncé afin d’infecter leur pays. Arrêté et conduit à la Djemaa où Ikhenoukhen n’hésita pas à prendre sa défense, il montra des noyaux pareils à ceux qu’il avait ensemencés. L’erreur ne tarda pas à être connue et aussitôt qu’on eut fait l’éloge du fruit que produisait cet élément, chacun voulait en avoir. Pendant quelques jours, tout le monde recherchait le précieux noyau.

Départ de R’at

Après avoir tout visité et fait leurs affaires, nos gens firent leurs préparatifs pour reprendre le chemin de leur pays. Ils firent leurs adieux aux gens qu’ils avaient connus ; les notables vinrent les accompagner en dehors de la ville où ils leur firent leurs adieux en les engageant à revenir.

Ikhenoukhen les conduisit à une journée de marche et ne les quitta que le lendemain.

Nos gens satisfaits du bon accueil de Ikhenoukhen et aussi pour qu’il se rappelât d’eux lui firent un cadeau d’une valeur de 210 F qu’il accepta avec reconnaissance.

 Cheikh Othman, désireux de revoir Laghouat ne quitta pas la caravane  après avoir servi de conducteur pendant le premier voyage, d’interprète pendant le séjour à R’at. Il a voulu avoir la satisfaction de la reconduire à son point de départ, Laghouat, pour prouver que la confiance qu’on lui avait témoignée n’a pas été mal placée.

Retour

La caravane a mis 39 jours pour arriver à Ouargla. Elle a suivi pendant les 20 premiers jours la même route qu’en allant à R’at. C’est à Kanfoussa, avant d’arriver à la Zaouïa de Sidi el Bekri que les voyageurs prirent la direction nord-ouest.

Après 6 jours sans eau, ils arrivaient le 26e jour à El Biad, sorte de dune de sable au pied de laquelle on trouve de l’eau en creusant à un mètre de profondeur.

 De El Biad, un voyage de 6 autres jours sans eau leur permit d’arriver le 32e jour à Aïn Taïba, grand trou entouré de roseaux, cité déjà sur le premier itinéraire de Cheikh Othman

De Aïn Taïba à Djeribia 4 jours, ce point est le premier gîte où ils trouvèrent de l’eau.

Le 39e jour, nos gens entraient à Ouargla, au grand étonnement de la population et surtout des Chamba qui croyaient bien ne plus les revoir.

Conclusion

Le voyage, heureusement accompli, de cette caravane est d’un bon présage pour l’avenir commercial de nos possessions du Sud ; nos populations y puisent un grand encouragement à poursuivre ce commencement de relations. Comme effet moral vis-à-vis d’elles, le résultat obtenu est immense. Il leur montre que ce voyage, qui était considéré autrefois comme très périlleux et même impossible, devient aujourd’hui aussi facile qu’en pays ordinaire, grâce à la bonne disposition des Touaregs dont nous avons su nous concilier les intérêts. La première impression du retour de la caravane fût de l’étonnement ; chacun avait fait abandon du frère ou du parent qui avait osé se lancer dans une pareille mission ; à l’étonnement succéda la stupéfaction causée par le récit des voyageurs sur le bon accueil qu’ils avaient reçu. A la stupéfaction succède le vif désir d’aller explorer ce pays et chacun demande déjà à quand le prochain voyage. Nous pouvons désormais considérer la route comme très sûre et le voyage facile à effectuer.

Au point de vue commercial, le voyage de la caravane ne produit pas d’avantage marqué. Il faut tenir compte de la saison dans laquelle il s’est effectué. Arrivés à R’at bien après le marché, nos voyageurs ne trouvèrent à acheter que chez les revendeurs et à des prix très élevés. Ces circonstances les décidèrent à ne rien prendre en fait de marchandises. Toutefois ne voulant pas avoir fait la course pour rien, ils achetèrent des nègres et des négresses qu’ils mirent conditionnellement en servage chez eux et leurs parents, même à ce point de vue peu avantageux pour eux puisqu’ils ne peuvent les revendre.

 

                                                                                Laghouat le 5 mars 1858

 (1) Cheikh Othman : guide de la caravane    

Extrait du Mémoire Vive n°44