Le Pataouète : un langage populaire, foisonnant et vivace

Pataouète, parler ou langue pied-noir ? Comment caractériser scientifiquement ce mode d’expression particulier ?

Avant d’aborder toute étude sur ce sujet, il faut se référer à l’indispensable ouvrage d’André Lanly Le français d’Afrique du Nord. L’auteur y a, en effet, montré que le français, en s’alliant en Afrique du Nord avec les diverses langues romanes du bassin méditerranéen, avait formé un composé idiomatique original. L’arabe lui a, en outre, fourni un substrat lexical plus ou moins important. Lanly voit dans cet amalgame la reproduction in vivo de ce qui s’est passé dans l’empire romain où le latin après s’être imprégné de vocables divers avait engendré différents dialectes, puis, au fil des siècles, nourri de nouvelles langues, le français, l’espagnol, l’italien, etc…

Dans le cas du français d’Afrique du Nord, un processus similaire fut ébauché au XIXème siècle puis, sinon arrêté, du moins freiné par la généralisation de l’instruction publique et, de nos jours, par le déracinement. Plus qu’un simple parler, le pataouète aurait pu être l’amorce d’un dialecte nouveau mais il n’a pu s’épanouir complètement en raison des circonstances historiques et sociales.

Albert Camus, lui, paraissait ne voir dans le pataouète qu’un parler local, du français émaillé de quelques vocables typiques. C’est du moins ce qui ressort, sans solliciter le texte, nous semble-t-il, d’un passage de « L’été à Alger » dans lequel il écrit : « Le narrateur ne parle pas toujours comme le Cagayous de Musette. Qu’on ne s’en étonne pas. La langue de Cagayous est souvent une langue littéraire, je veux dire une reconstruction. Les gens du milieu ne parlent pas toujours argot. Ils emploient des mots d’argot, ce qui est différent ».

Ainsi, selon Camus, le pataouète, terme par lequel on désigne communément la façon de s’exprimer des Français d’Afrique du Nord, n’aurait, d’un point de vue linguistique, qu’une réalité assez mince. Il n’est pas sûr que notre éminent compatriote ait vu juste sur ce point. E.F. Gautier a plus judicieusement parlé d’un « dialecte français en formation ». En témoignent la richesse lexicale du pataouète, ses originalités syntaxiques et le fait, incontestable, que des textes, certes fort soutenus, comme ceux de Musette ou de Brua sont incompris des Français métropolitains. Car le Français d’Afrique du Nord n’a pas seulement un accent et un phrasé particuliers, sa longue présence au sud de la Méditerranée et de forts courants d’immigration y ont fait naître une quasi langue régionale composée d’un assemblage unique de français, d’espagnol, de catalan, d’italien et d’arabe. Un semis de mots maltais y est également décelable, à quoi il faut ajouter -(une étude attentive manque, qui ferait ressortir aisément ce point)-, venant du milieu israélite, la survivance de termes propres issus du dialecte judéo-arabe longtemps pratiqué par cette communauté. L’humoriste Elie Kakou en a usé pour créer le personnage de Madame Sarfaty, et, comme le disait feu Roland Bacri, dans son « Trésor des Racines pataouètes », à propos du langage pied-noir en général : « C’est un propos pourri (sic) d’espagnol, d’italien, d’arabe et de français naturel ».

En Oranie, le pataouète avait des caractéristiques propres, marquées notamment par l’abondance des hispanismes ou l’emploi pur et simple de termes castillans. Ainsi un enfant parlait-il de sa bilotche ou de sa bilotcha pour dire un cerf-volant.

Gilbert Espinal avait su recueillir de savoureux dialogues, pittoresques, dans les quartiers d’Oran comme dans sa propre famille. Il en fit une chronique célèbre à la radio locale. Ses différents livres en portent également le précieux témoignage.

Née dans les quartiers populaires, cette façon de parler amusante était néanmoins comprise dans toutes les classes de la société. Les élèves des lycées les plus huppés la pratiquaient très spontanément dans les cours de récréation. Il n’était pas rare, par exemple au lycée Bugeaud, de les entendre exprimer la crainte de se faire agopper par le surgé. Frauder durant un contrôle se disait centrer ; une anti-sèche s’appelait un cartouche ; les élèves trop conformistes étaient des zhibeurs. A Oran, des tchoupons, etc….

Mais cette brève analyse ne saurait s’achever sans qu’y soit indiqué que ce langage, très humoristique, ne peut se comprendre sans référence au goût des Pieds-Noirs pour la dérision, la caricature, le rire en général. (Je pense au livre de Gabriel Conesa récemment disparu intitulé « Bab-el-Oued notre paradis perdu »). En effet langue, langage ou simple parlé, le pataouète dévoile ce peuple tel qu’il était quotidiennement, à travers ses blagues, sa gouaille, ses indignations. Il est le témoin d’une époque, le miroir de la vie, de la joie de vivre, de la diversité et de la liberté de cette population, qui aimait le ciel, la terre et la splendeur du monde.

 Jean MONNERET

Extrait du Mémoire Vive n°72

Illsutrations de Charles Brouty