Fibonacci, un jeune européen en Kabylie au 12e siècle

Fin mai 1961 : publication des résultats du certificat de Maths1, à l’Université d’Alger ; je suis reçu et cours l’annoncer fièrement à mon père, qui gère à l’entrée des facs, la Librairie des Facultés; je croise Omar, qui a aussi réussi ; nous avions mieux fait connaissance ,lors des visites d’entreprises que j’organisais  pendant l’année universitaire  pour la corpo de Sciences, Neyrpic à Hussein Dey , avec son simulateur de houle, les usines Berliet à Rouiba ,etc. A côté dans le car du retour, nous parlions sciences, ou lettres ; le sujet préféré d’Omar restait celui des Maths ;  originaire de Bougie, il  prétendait que Fibonacci,  grand mathématicien du Moyen Age, avait passé sa jeunesse à Bougie, avec même un séjour à Alger, avant d’aller faire connaitre les chiffres arabes en Europe ! et  voilà qu’en ce jour de résultats, Omar me dit «  je rentre à Bougie ce soir, tu n’avais pas l’air convaincu de mon histoire de Fibonacci, je te ramènerai une preuve  ». Mais je ne devais plus le revoir et j’oubliais son affirmation. Plus de cinquante ans plus tard, un de mes petits fils me montra un soir ce qu’il faisait en Maths et un exercice concernait la suite de Fibonacci ; alors, je me rappelle l’affirmation d’Omar et décide enfin d’enquêter, d’autant que maintenant Internet et Google existent… et Omar avait raison.

En 1100, les croisés reprennent Jérusalem aux Turcs ; Une flotte de la république de Pise, avec 120 navires, avait pris part à cette croisade ; Pise et les autres républiques maritimes profitèrent de la croisade pour établir des comptoirs commerciaux.  Dans toutes ces villes, des privilèges furent accordés aux Pisans accompagnés d’une immunité fiscale, en échange d’une contribution à la défense en cas d’attaque. Durant plusieurs années, Pise constitua le principal partenaire commercial et le plus important allié  de l’Empire byzantin, dépassant même Venise. L’importance de ce commerce est illustrée par la présence dans les villes de fondouks, sortes de consulats des républiques chrétiennes : ces fondouks (ou caravansérails) sont des lieux d'échanges entre les artisans et les étrangers qui s'y rassemblaient.  Ce sont de vastes maisons organisées autour d'une cour centrale, bordée en rez-de-chaussée d'ateliers, d'écuries pour les chameaux et de chambres à l'étage, avec différents services, comme la douane. Guglielmo Bonacci, né en 1140, sera vers 1175 un des consuls du fondouk de la république de Pise à Bougie.

Pourquoi Bougie ?

Les arabes Almoravides, venus de l’actuelle Mauritanie, prennent Alger en 1082 et construisent la grande mosquée du rite malékite, devant l’emplacement où les Français construiront plus tard la place du gouvernement. En Kabylie, la dynastie berbère des Hammadides, décide de transférer la capitale, la-Kalâa, près de M’Sila, vers l'actuelle Bougie, créant un des ports les plus prospères du Maghreb.

En 1151, un nouveau conquérant, le sultan Abd al-Mumin (Almohade),   reprend Alger aux Almoravides. En 1152, Bougie est prise par les Almohades : le nouveau Sultan confie le gouvernement de la Ville à un de ses fils ; 10 ans plus tard, les Génois signent un traité de commerce avec le Sultan. Alors, un des consuls à Bougie de la république de Pise se rend auprès du fils du Sultan pour négocier aussi un traité de commerce, signé en 1166. C’est dans ce cadre qu’est créé le fondouk Pisan de Bougie dont Guglielmo Fibonacci va être aussi consul, chargé de la douane.

L’ancienne ville romaine de Saldae est en expansion. Elle attire très vite nombre de familles musulmanes, chrétiennes et juives qui  pratiquaient  le négoce du sel, du cuir, des textiles, de la cire, venues du Maghreb, du Levant, et d'Europe.

 À cette époque, Bougie était aussi un grand centre intellectuel où résidaient des savants comme le géographe Al-Idrissi, célèbre géographe du roi normand Roger II de Sicile. Le rôle joué par Bougie dans la transmission du savoir au Moyen Âge est confirmé par les séjours plus ou moins longs de personnalités scientifiques et littéraires prestigieuses, versées dans tous les domaines de la connaissance.

Leonardo Fibonacci, fils de Guglielmo, est né en 1175 à Pise ; il vivra jusqu'à 75 ans. Dès qu’il sait lire et écrire, son père lui demande de le rejoindre au fondouk pisan de Bougie ; le caravansérail a été remplacé par des maisons particulières et des entrepôts au fur et à mesure que le négociant est devenu plus prospère. C'est dans cette ville, centre commercial et intellectuel, que Fibonacci commence son éducation en mathématiques. Il avait, à l'époque, pour nom d'usage « Leonardo Pisano » (Léonard de Pise).

Le géographe Al Idrissi précise : « Les marchands de cette ville sont en relation avec ceux de l’Afrique occidentale ainsi qu’avec ceux du Sahara et de l’Orient ».  Les vaisseaux qui naviguent vers elle passaient par l’arceau de la porte de la mer et faisaient réparer leurs avaries sur les chantiers de l’Arsenal.

Dellys et Bougie, Saldae, dans l’empire romain d’Afrique

 

Tenant les comptes au fondouk pisan dès l’âge de 10 ans, Léonardo est fasciné par cette ambiance et ces chiffres indo-arabes qu’il découvre, utilisés ici pour la numération et les opérations dans le commerce, et qui lui semblent bien moins lourds à manier que les chiffres romains, et les abaques associées, tables à calcul, qu’on utilisait à l’époque en Europe. Il découvre plus tard les travaux algébriques d'Al-Khwarizmi, savant né en Ousbékistan en 780, à qui nous  devons  notre système décimal de numération.  Il fut aussi l'introducteur dans le monde arabe d'une grande partie des connaissances de l'Inde en mathématiques.

En 1200, Fibonacci retourne vivre dans sa ville natale. Il réalise alors pendant 25 ans des travaux, pour rassembler, mettre à jour et développer les connaissances qu'il a collectées. Mais la diffusion des chiffres arabes s'est heurtée aux habitudes traditionnelles. Cent ans après le retour de Fibonacci, ils sont encore partout interdits, y compris dans la comptabilité privée des banquiers et marchands florentins. Néanmoins, à partir de la Renaissance, avec le développement du commerce, puis des sciences, en particulier de l’astronomie, la nécessité d'un système de calcul puissant et rapide s'impose : les chiffres indo-arabes écartent définitivement leurs prédécesseurs romains.

Fibonacci vivait avant l'invention de l’imprimerie, et l’on doit considérer presque comme un miracle de pouvoir disposer de copies de documents écrits de la main de Fibonacci. Le premier ouvrage de Fibonacci, le Liber abaci, daté de 1202, connut un grand succès, et on peut même estimer que c'est lui qui popularisa définitivement en Europe la numérotation indo-arabe. D'assez nombreux détails de sa jeunesse sont connus par les propos qu'il tient lui-même dans la préface. Le Liber abaci contenait aussi de petits problèmes. C'est dans l'un d'entre eux, concernant la reproduction des lapins, qu'est introduite la célèbre suite de Fibonacci. Après lui, la recherche mathématique ne connut pas de nouvelle envolée de tout le Moyen-âge.

Les restes de la Porte de la mer, du temps des Français

La suite de Fibonacci et le nombre d’or : Le problème des lapins, posé par Fibonacci, était le suivant : combien de couples de lapins aurons-nous à la fin de l’année, si nous commençons par un couple qui engendre chaque mois, au bout de 2 mois de vie, un autre couple, qui procrée à son tour dans les mêmes conditions et ainsi de suite (on suppose les lapins immortels !). On a ainsi, pour le total des couples mois par mois, la suite de nombres :

1,1,2,3,5,8,13,21…, ou chacun est la somme des 2 précédents, à part les 2 premiers

Le Liber Abaci laisse à penser que la 1ère réflexion fût faite d’abord sur les abeilles, après des discussions avec un apiculteur, sur la croissance de l’exportation de cire d’abeille. En effet, Bougie, nommée alors Bujania ou bugaya était une ville spécialisée dans cette exportation de  cire d’abeille , notamment vers Gênes et Pise, pour faire des chandelles. (L’ital. Bugía), à tel point que les chandelles deviendront des « bougies », et que les Français donnèrent ce nom à la ville. L’apiculteur, surpris des dons en calcul de cet adolescent, lui aurait demandé de calculer les taux de croissance aux différents mois, et Fibonacci se serait aperçu en outre qu’au bout de quelques mois, les rapports d’une valeur sur la précédente, tendaient vers une limite 1,61… (13/21 par exemple).

Il me faut là rectifier une de mes affirmations précédentes ; oui, j’ai entendu à nouveau parler du séjour de Fibonacci à Bougie ; à la demande de ma Faculté, j’étais retourné à Alger en 1976 ; à l’Université, le directeur du département de Mathématiques voulait monter une filière d’Econométrie. Je  fus reçu chaleureusement. C’était la dernière année ou les Matheux étaient encore à l’Université d’Alger centre. J’essayais d’avoir des nouvelles d’Omar, il avait été nommé prof au fin fond de l’Oranie ; quand on eut parlé d’Omar, on parla de Fibonacci. Omar avait aussi prétendu que celui-ci était venu à Alger rencontrer à la Grande Mosquée, le grand Muphti, sage savant ;

La Grande Mosquée d’Alger, du temps des Français.

 

Signalant au sage la particularité de sa suite, et du rapport d’une valeur sur la précédente, le savant lui aurait rétorqué « mais, c’est la proportion d’Allah ! » ; ce nombre irrationnel 1,618… aurait même été connu des architectes de l’Egypte ancienne, car dans un rapport de dimensions, il donne les proportions les plus harmonieuses (aujourd’hui, c’est même le rapport de la longueur sur la largeur de votre carte bancaire !). Un des jeunes assistants kabyles sembla confirmer la visite à Alger ; ce récit, cette « légende » me convenait ; c’est  là  que Fibonacci aurait eu la révélation de ce que l’on allait appeler en Europe, grâce à lui, le nombre d’Or ! Dans cette optique, ces ondes positives de la Grande Mosquée malékite ont dû atteindre aussi deux élèves de familles pauvres du lycée Bugeaud, (aujourd’hui lycée Emir Abdelkader) qui ont dû passer, comme Fibonacci, par cette place, voisine du lycée, près de mille ans plus tard, Claude Cohen-Tannoudji, prix Nobel de physique 97 , et Albert Camus, prix Nobel de littérature 57. Mais cette localisation  n’est peut-être qu’une jolie légende algéroise.

Jean-Pierre MARCIANO
Professeur émérite des Universités

Extrait du Mémoire Vive n°68