Et ce jour-là : un autre 8 mai 1945

Vendredi 8 mai 2020
Comment ne pas me rappeler, aujourd’hui, un autre 8 mai. C’était en 1945.
Je me souviens de chaque détail de cette journée. J’avais 15 ans. Je me trouvais en classe de seconde, en cours de Français, au premier étage de mon beau lycée Lamoricière, les fenêtres largement ouvertes à cause de la chaleur en ce début d’après-midi… Les flons-flons d’un manège installé au Petit Vichy, parc d’attractions et lieu de prédilection de tous les couples amoureux, nous parvenaient adoucis par la distance et contribuaient à créer une atmosphère des plus agréables.
Pour une fois, nous n’étions pas occupés à chahuter ce pauvre professeur de lettres qu’avec beaucoup de charité chrétienne, nous avions surnommé - « à sa’oir » pourquoi - : Bartolo. Il est vrai que ce jour-là, nous n’avions pas l’esprit aux études.
La carte des opérations militaires que nous consultions régulièrement, à la Maison des Alliés, au boulevard Clémenceau, à côté du « PRISUNIC », depuis le débarquement américain du 8 novembre 1942, tenue à jour en fonction des nouvelles du front, montrait à l’évidence que Berlin était investie et que les nazis vivaient leurs dernières heures.
Mais ce qui nous occupait en classe de Français, en ce 8 mai 1945, vous ne le croirez pas, c’était la chasse aux sauterelles. Oran et l’Oranie, à cette époque, étaient envahies par les criquets du désert. Qui s’en souvient ?...Vous avez dû lire des récits d’invasions récurrentes de sauterelles… Le ciel n’était pas noir, comme le rapportent les romanciers ou les journalistes, mais chaque insecte que nous capturions avait la grosseur d’un doigt. Avec nos espadrilles de sport, au grand désespoir de Bartolo, nous les écrasions, faisant avec délectation une drôle de marmelade, une véritable bouillie verdâtre qui souillait l’estrade, utilisée en guise d’échafaud, et notre plaisir grandissait au fur et à mesure que la souillure prenait de l’importance.
Soudain dans le couloir des cris retentirent : « C’est fini ! c’est fini ! Nous avons gagné ».
Avec mon esprit mesquin et étroit de Pied-Noir qui ne sait pas perdre, je m’étais dit : la classe d’à côté nous a battus ; Ils ont exterminé les criquets avant nous.
Mais je n’y étais pas du tout. Les cris se multiplièrent… Nous avions tous gagné... C’était la fin de la guerre !!!
Comment retenir alors en classe la horde de surexcités que nous étions. Les cours prirent fin aussitôt et nous fûmes libérés.
Je retournai en courant à la maison. Jamais je n’ai dévalé les escaliers de la rue de Gênes à pareille allure, au risque de me rompre cent fois le cou.
Chez moi, mon père, retenu par son travail sur sa pilonneuse, à Mers-el-Kébir, n’était pas encore rentré. Ma mère était là et elle pleurait – larmes de joie, de soulagement, mais aussi de peine  – Elle était sans nouvelles de son frère Vincent, marin sur un navire torpillé au large de Bougie. On l’a récupéré par la suite, « mala hierba nunca muere », et « la maman, elle a encore pleuré » à la récupération du frère. S’essuyant les yeux, à mon arrivée, elle me dit : « Puisque tu es là, la maman (elle n’a jamais pu dire : « Je »), la maman elle voudrait qu’on aille à l’église pour remercier le Bon Dieu , la sainte Vierge et Sainte Rita, (pour elle, c’étaient les piliers de la défense passive, chargée de la protection des populations) parce qu’ils nous ont protégé de tous les bombardements ». Elle en savait quelque chose, la maman, elle qui avait accouché de ma sœur Madeleine, le 3 juillet 1940, au moment du bombardement de Mers-el-Kébir, par les Anglais. Ma sœur Madeleine a passé la première nuit de sa vie dans un abri souterrain, justement par crainte des bombardements.
A l’église, beaucoup de personnes avaient eu la même idée que ma mère. La présence y était, mais certainement pas le recueillement. Les gens discutaient à haute voix pour se défouler, pour exprimer leur joie. Le cauchemar était fini. C’était comme si on les sortait d’un grand confinement (mais je suis sûr qu’avec le gouvernement actuel, vous ne saurez jamais ce que c’est sortir d’un confinement)
Et le soir, lorsque, selon l’habitude, les voisins se sont réunis sur le trottoir, chacun apportant sa chaise basse, « pour prendre le frais », on ne raconta pas les éternelles blagues qui relevaient déjà de l’humour des gens de là-bas, mais tous avaient, dans une sorte de surenchère « à la tchatche », une anecdote plus ou moins authentique, plus ou moins véridique, sur « leur guerre à eusse»… et ne croyez pas qu’ils mentaient. Non ! Ils embellissaient seulement la vérité, leur vérité « à eusse »… comme, par exemple, celle d’un certain copain qui racontait ses exploits de brancardier sous les bombes, à Kébir, alors qu’il n’avait que 12 ans, en 1940.
Et après ça, les critiques littéraires viendront nous dire que les Français n’ont pas le sens de l’épopée. Les Français, peut-être, mais certainement pas les Pieds-Noirs.
Quoi qu’il en soit, ce 8 mai 1945, devait nous laisser des souvenirs impérissables… La preuve, ce que je viens de vous raconter !!!

Émile SERNA