Dossier : l'aventure des enfants Guynemer (1ère partie)

Un aussi long silence

Novembre 1940 : la vicomtesse Yvonne de Villiers de la Noue, membre de l’Etat-major des Sections Sanitaires Automobiles, qui s’est déjà illustrée depuis le début de la guerre par son énergie et son courage dans de nombreuses évacuations des zones de combats, conçoit le projet de mettre à l’abri les enfants soumis à l’épreuve des bombardements, des restrictions, de la malnutrition, en les envoyant en Afrique du Nord. Sœur aînée de Georges Guynemer, elle crée une association portant le nom du célèbre pilote, ayant pour siège social l’aéroclub de Paris, avec le soutien de la maréchale Pétain et du Nonce apostolique, la participation de plusieurs organismes, dont la Croix Rouge et le Secours National, sous la présidence de l’épouse du Général Weygand.

De l’autre côté de la mer, les bureaux du Centre Guynemer à Alger sont installés Place du Gouvernement. Deux ou trois fois par mois, à partir de mai 1941, sur un appel radiophonique de Mme de la Noue, c’est par centaines que des familles viendront chercher au total 2 916 enfants de 5 à 14 ans, arrivés de Marseille. Une opération similaire aura lieu en rade de Tunis. Du fait du débarquement allié, rendant impossible leur retour vers la métropole, ceux qu’on appellera « les enfants Guynemer », partis pour des séjours de trois ou six mois, resteront presque tous jusqu’à la fin de la guerre dans des villes ou villages d’Algérie et de Tunisie où ils seront hébergés, nourris, vêtus, soignés gratuitement, scolarisés, catéchisés, mais par-dessus tout aimés et intégrés comme membres à part entière de leurs familles d’accueil. Plus de 100 d’entre eux, devenus orphelins du fait de la guerre, furent en outre adoptés.

La guerre terminée, c’est comme si tout cela n’avait pas eu lieu, ce qu’explique en partie la personne même de la vicomtesse de la Noue. Alors que tous les témoins de l’époque la désignent comme la fondatrice et la cheville ouvrière de l’entreprise, sa signature ne figure qu’en toute dernière ligne, à titre de simple membre, au bas des statuts de l’association.

Manifestement, par élégance d’âme, cette femme exceptionnelle, décorée de la Croix de Guerre, a tenu à éviter les honneurs, la publicité, une fois son service et son devoir accomplis. Par ailleurs, il n’existe pas d’archives à la Croix Rouge Française concernant le répertoire des enfants du centre Guynemer, pas plus qu’aux Archives Nationales. Un film amateur a été réalisé à l’époque mais il a disparu : on dirait une conspiration du silence.

Il faudra attendre 60 ans pour que cette magnifique entreprise en soit tirée par une seconde entreprise non moins magnifique. En septembre 2007, une question est posée dans la Chronique des chercheurs de la revue L’Algérianiste par un curieux qui a entendu parler de cette aventure, ou qui en a été témoin, enfant. Bien vite des réponses affluent, amplifiées par des avis de recherche dans différents journaux régionaux. C’est tout le mérite de Claude Sandra-Raymond, décédée, et de Pierre Anglade d’avoir voulu, au prix d’un long et patient travail, « recoller les morceaux d’une histoire oubliée » en rassemblant les réponses des anciens hébergés et des enfants des hébergeants, les uns et les autres devenus octogénaires. Le livre qu’ils en ont fait est l’histoire de liens noués, maintenus, rompus, renoués à la faveur de l’exode de 1962. Livre modeste, à première vue.

Un choix de lettres d’inégale longueur, classées sous trois rubriques : l’aventure vue par les enfants, puis par les accueillants, puis le témoignage des bénévoles. Mais document brut, inestimable, irremplaçable. A travers le flot des souvenirs, c’est le portrait plus vrai que nature de notre communauté. C’est, de façon saisissante, notre manière, notre art de vivre, pourrait-on dire, malgré les circonstances tragiques de la guerre. C’est, plus encore, une tardive contribution rendue à la vérité et à la justice.*$

L'écho d'Alger du 4 mai 1941

Il faut imaginer le saut dans l’inconnu que représente le départ en train de ces enfants. Souvent, le père est prisonnier ou mort à la guerre. La traversée de la France est interminable. Enfin, c’est l’embarquement à Marseille, une traversée d’un luxe inouï pour ces petits d’origine généralement modeste, le ballet des « marsouins », le mal de mer « et puis, en approchant de la Tunisie, des barques ont entouré notre bateau et des Arabes sont montés à bord pour nous offrir des oranges ; au loin on distinguait la côte qui brillait au soleil ». Dans toutes les lettres, les mêmes mots reviennent pour évoquer le moment de l’accueil : gentillesse, chaleur, à bras ouverts, embrassades, copieux goûter. Bien vite les adultes se font appeler tonton, tata, parrain, marraine, les enfants deviennent frères et sœurs. Il arrive que des cadeaux attendent les nouveaux venus dans leur chambre. Mais bien souvent, c’est dans un espace modeste qu’on partage tout, les tickets de rationnement, et même « un lit de 105 cm de large ». Entre ces lignes, une sociologie complète de l’Algérie coloniale se devine : du boulanger au riche et puissant colon ( Borgeaud en personne ! ) en passant par le marchand de vin, la couturière, le chef de gare, le petit agriculteur, le garde-champêtre, le professeur de piano, l’officier et l’avocat, toutes les professions, tous les milieux sont concernés.

Ces lettres raniment notre géographie mentale de l’Algérie par la simple mention de noms de lieux oubliés, reconnus, ou jamais entendus : Maoussa, à 10 km de Mascara ? Ben N’Choud, près de Dellys ? Abbo, en Grande Kabylie... 60 ans après, tous ceux qui, enfants, ont été hébergés « dans l’intérieur » évoquent un Eden. L’un revoit une « treille exceptionnelle », l’autre a appris à jouer aux osselets, a conservé dans un herbier les fameuses « gouttes de sang » séchées. D’autres ont tapé sur des couvercles lors des invasions de sauterelles. Découverte de légumes, de fruits inconnus - nèfles, pignons de pin - de gourmandises inconnues, « ces galettes tièdes fourrées au résiné ou au miel ». On est en pleine guerre, mais c’est le pays de Cocagne, la liberté de se gaver d’abricots, de se baigner dans des oueds, de monter à cheval ( ou à bourricot ), le plaisir de savoir jurer et insulter en trois langues. Et, pour d’autres, hébergés sur la côte, le bonheur des bonheurs, c’est la plage, en bandes. « Il y en avait toujours un avec une chambre à air en bandoulière, et on passait des heures et des heures à nager, plonger, à nous enfoncer mutuellement sous l’eau ».

La Vicomtesse Yvonne de Villiers de la Noue à gauche accompagnant un groupe d'enfants à la gare de Lyon

Bien sûr, tout n’est pas souvenirs édéniques : dès leur arrivée, les enfants sont scolarisés. Arrive pour beaucoup l’épreuve avec un grand E. « Le 17 mai 1944, j’ai passé avec succès mon certificat d’études à Boufarik, à 8 kms de Souma où j’étais hébergée. Pour cette occasion, en lieu et place du char à bancs, tonton avait sorti la voiture remisée au garage car l’essence était rare ». A la maison, quel que soit le milieu, on ne plaisante pas avec la tenue. « Nous étions toujours propres, il fallait avoir les mains sur la table, parler quand on nous interrogeait. Cela m’a beaucoup marqué et je ne l’ai jamais oublié. Marraine était droite sur la politesse. Lorsqu’on parlait à une personne, il fallait retirer son béret ». Et avec cela, de solides principes, le sens du devoir, le respect de la parole donnée etc.... Hors de question d’aller jouer avant d’avoir terminé ses devoirs scolaires et appris les leçons quotidiennes. « Cette discipline m’a servi pour toute ma vie ». Les nouveaux venus sont catéchisés avec les autres, font leur Première Communion, leur Confirmation dans leurs familles d’adoption. Images de fêtes, en blanc, sur une terre tranquillement christianisée. On aurait tort d’ailleurs de croire que ce parcours était imposé à tous les enfants car l’idée de départ de Mme de la Noue est que l’affectation familiale soit déjà faite à l’arrivée des enfants, de manière que chacun reçoive « l’éducation qui lui convient ( enseignement primaire, pratique ou secondaire, éducation morale et religieuse ) ». Mais les jeunes réfugiés sont rattrapés par l’Histoire et leurs récits, d’une précision étonnante si longtemps après les faits, ravivent nos propres souvenirs d’enfance. 

Au matin du 9 novembre 43, en débouchant rue d’Isly l’un voit la Grande Poste encerclée par la troupe, les dissidents étant à l’intérieur ( les partisans du général Giraud ). Un autre vit les bombardements à Aïn-Taya, à l’hôtel Tamaris, réquisitionné par la 6e Air Force des USA. A Sfax, apparaît le premier soldat italien avec son chapeau à plume. Et les soldats américains qui lançaient des friandises ! « mais il fallait être vif pour les attraper car des petits arabes avaient découvert l’aubaine et s’élançaient pour les cueillir au vol devant nous ».

Un départ de la gare de Paris

La guerre s’achève. Les enfants ont été séparés de leurs parents plusieurs années, presque sans nouvelles : seulement 25 mots sur une feuille de papier, émanant de la Croix Rouge Suisse, qui parvenaient au bout de six mois. Mais, sur place, les consolations, les compensations affectives n’ont jamais manqué. Les anciens réfugiés, 60 ans après, unanimement, parlent d’une « expérience de vie extraordinaire », de « cinq ans de bonheur », déclarent : « Dans ma vie, il y a eu avant l’Algérie, pendant l’Algérie et après ». Au moment du débarquement,            les familles pouvaient garder les enfants ou les renvoyer au Centre. En caractères gras, dans une lettre, « Toutes nous ont gardés ! ». Elles auront donné le goût de l’esprit pionnier, qui inspirera beaucoup d’entre eux, devenus adultes, et l’exemple de la générosité malgré les restrictions. « Je revois toujours Mme C. aidant les petits arabes à faire leurs devoirs, sans oublier de leur donner quelque chose à manger ». L’attachement est tel, de part et d’autre, que le départ définitif se fait dans les larmes, c’est un « arrachement douloureux », on passe deux jours et deux nuits à pleurer. Mais on fait aussi la fête et, de même qu’il y a eu des discours à l’arrivée des petits réfugiés (à Dellys, « En cette petite fille venue de Troyes, c’est la France que nous recevons »), de même des maires organisent des bals d’adieu, comme pour remercier les partants : en somme, en prenant soin de vous comme de nos propres enfants, nous avons bien mérité de la Mère Patrie. Grâce à vous...

Bulletins de correspondance des enfants avec leurs parents

La suite ? Plus de nouvelles, une fois franchie la méditerranée. Humain, trop humain. Ce qui frappe, c’est l’absence d’amertume dans les témoignages de ceux qui avaient tant donné. Ou bien : des nouvelles, parce qu’après la guerre, beaucoup d’enfants Guynemer ayant conservé des liens avec leurs parents « de guerre » seront invités en Algérie et Tunisie pour les vacances. Quelques-uns y feront leur vie, s’y marieront, connaîtront le ... rapatriement. Quant à ceux qui n’avaient plus donné signe de vie, certains firent des recherches en 1962 pour retrouver leurs anciens parents adoptifs, tenter de les aider et renouer définitivement avec eux jusqu’à la fin. Le désir de témoigner n’a pas forcément manqué : « J’ai essayé durant des années de faire savoir aux Français que les pieds-noirs étaient loin d’être des exploiteurs de musulmans. J’ai été accueilli gracieusement par une famille d’avril 1942 à juillet 1945 qui m’aurait adopté si mes parents avaient été tués à Issy-les-Moulineaux. J’ai écrit à Historia, à Pierre Bellemare, à L’Echo de l‘Oranie, à Notre temps... ». Silence. Ce livre est la preuve qu’on pouvait trouver des documents sur cet épisode, qui auraient pu tenter les historiens de métier. On ne le sait que trop, il y a de bons et de mauvais sujets de recherche, comme il y a Justes et Justes.

En voici un, né là-bas et enfant au moment des faits. « Si j’ai accepté d’écrire ces quelques lignes, ce n’est pas pour mettre ma famille en avant car je sais que mes parents étaient des gens de bien et cela me suffit, mais c’est pour dire aux enfants des Français d’Algérie d’être fiers de leurs ancêtres, car ils le méritent ».

Jacqueline MARTINEZ

Extrait du Mémoire Vive n°67